Veolia Odalp : pratiques opaques en eaux troubles dans l’Embrunais


Fausses déclarations aux autorités, dissimulation d’incidents d’exploitation et mise en danger des salariés : un lanceur d’alerte révèle de multiples manquements de la part de Veolia dans sa gestion des stations d’épuration de l’Embrunais. Alors que le géant de l’assainissement est en procès avec la Communauté de Communes de Serre-Ponçon pour une autre affaire, cette série de manquements offre un nouvel angle d’attaque à la collectivité pour remettre en cause le contrat de délégation de service public qui les lie jusqu’en 2039.

Une enquête réalisée en collaboration avec Mediapart, et à retrouver également en podcast.

Après plusieurs années à enchaîner les contrats en intérim, Hervé* décide en 2020 de chercher un emploi fixe pour s’installer. Retenu simultanément à la SNCF et à Veolia, cet ingénieur opte pour un poste dans l’Embrunais chez le géant de l’assainissement « pour l’éthique et les valeurs qu’il prônait ». « Dès le départ j’ai senti que quelque chose n’allait pas vraiment, se souvient Hervé, tous ces petits manquements que j’aperçois au fur et à mesure, je les mets de côté ». Un réflexe salutaire. Deux ans plus tard, après des signalements effectués en interne à plusieurs niveaux hiérarchiques pour dénoncer de multiples dysfonctionnements, il reçoit une convocation pour un entretien préalable à sanctions disciplinaires. « Première chose que je fais, je me connecte à mon compte professionnel, et là, plus de compte professionnel. Comment puis-je me défendre ? ».

C’est auprès de la Maison de Lanceurs d’Alerte qu’il trouvera un soutien. « Il avait déjà récolté un ensemble de documents. On a tout de suite compris que le dossier était sérieux », explique Manon Yzermans, responsable juridique pour la Maison des Lanceurs d’Alerte. Cette association, qui a contribué à l’élaboration de la loi Waserman visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, estime qu’Hervé est en mesure de se prévaloir de la qualité de lanceur d’alerte « parce qu’il a signalé en respectant la procédure de signalement imposée par la loi, sans contreparties financières directes, et de bonne foi, des faits dont il a eu connaissance dans le cadre professionnel et qui constituent à la fois des atteintes à l’intérêt général et des violations de la loi et du règlement. Notamment en matière de santé et sécurité des salariés, de protection de l’environnement et de délégation de service public ».

La Durance, en aval du point de rejet de la station d’épuration d’Embrun © ram05

« Tout gain en vaut la chandelle » cadre local chez Veolia Odalp

Dès ses premiers pas chez Veolia, Hervé est frappé par l’écart entre l’éthique managériale affichée et la réalité des relations avec sa hiérarchie. Un autre salarié faisait déjà le même constat quelques années plus tôt. « Au moment où j’ai intégré cette équipe, le climat était assez délétère. Mon chef d’équipe régnait en monarque absolu », relate Nicolas*. Cet ancien salarié a conclu dans l’Embrunais une carrière de 32 années au sein de Veolia avant d’être licencié en 2022 pour inaptitude à tous les postes suite à un burn-out. Les deux témoignages concordent sur un problème de sous-effectif chronique qui impliquait parfois qu’un salarié fasse fonctionner seul quatorze stations d’épuration, dont deux de tailles significatives.

« J’ai travaillé dans beaucoup de process différents, j’avais rarement vu des installations aussi vétustes, soupire Hervé. Des armoires électriques surchargées en câbles et fils jamais démontés au fur et à mesure des évolutions de la station, des sécurités shuntées et des schémas électriques plus à jour. Un système d’automate avec plein de défauts, plein d’erreurs dans la programmation qui l’oblige à piloter la station d’Embrun presque en manuel ». Plus grave encore : dès sa prise de poste, son équipe le met en garde sur le fait que l’entreprise est peu regardante sur la sécurité de ses salariés.

Les processus d’épuration rejettent des gaz lourds, dont du H2S – sulfure d’hydrogène, particulièrement nocif. « Donc on a besoin d’avoir un système d’apport d’air neuf et d’extraction d’air vicié », explique Hervé. Pourtant, le système de ventilation de la station serait sous-dimensionné depuis 2018 au moins, selon Nicolas. En mars 2021, plutôt que d’améliorer la ventilation, la hiérarchie suggère à l’inverse de réaliser des économies en coupant le système de désodorisation entre 1h et 4h du matin, et demande à Hervé s’il est possible d’automatiser un arrêt. Après un essai concluant, son équipe lui fait part de ses inquiétudes « notamment sur les interventions nocturnes en période d’astreinte ».

Un cadre local rappelle alors par mail que les employés sont munis d’un détecteur quatre gaz, et qu’en cas de signal indiquant un danger ils n’auraient qu’à sortir du bâtiment, avant de préciser : « tout gain en vaut la chandelle ». « On remplace un équipement de protection par un équipement de détection. C’est hyper grave. On a l’impression de reculer de cinquante ans sur l’analyse des risques », s’agace Hervé. Il décide de ne tout simplement pas donner suite à cette demande qui ne sera jamais mise en œuvre. Elle illustre toutefois la considération de l’entreprise pour ses équipes techniques.

« Ce palan était tout rouillé, il faisait clac clac clac… c’était carrément flippant » Hervé

En mars 2021, un manager local informe par mail les équipes techniques que l’utilisation d’un palan, mécanisme de levage de lourdes charges, a causé un accident mortel sur la station d’épuration d’Avignon exploitée par Veolia, avant d’ajouter que « tout palan, élingue abimées doit être mis au rebus directement jetés ». À la réception du message, Hervé se réjouit : «  Je vais enfin recevoir mon palan ». En effet, cela fait plusieurs mois qu’il tente de faire remplacer un équipement qu’un rapport d’une entreprise de contrôle déclare non-conforme car il présente des « anomalies ou des défectuosités ne permettant pas [son] utilisation ». « Ce palan était tout rouillé, il faisait clac clac clac… c’était carrément flippant » se remémore Hervé. Selon Nicolas, qui aurait utilisé des équipements de levage obsolètes et dangereux depuis son arrivée en 2018, le problème remonterait à bien plus loin.

Finalement, Hervé devra patienter encore 19 mois avant que l’équipement ne soit livré. « Il n’y a pas de petits profits, et tant pis si on envoie les salariés au casse-pipe », s’indigne Anne Grosbois, membre du Conseil d’administration de l’ADUEA (Association de défense des usagers de l’eau potable et de l’assainissement dans l’Embrunais), qui accompagne et soutient l’ancien salarié dans son parcours de lanceur d’alerte.

Extrait d’un rapport APAVE, entreprise de contrôle des équipements. Document ram05 et Mediapart

« On est censé nettoyer l’eau, pas la polluer » Hervé

1er novembre 2022. Un orage touche la station d’Embrun et fait amorcer un siphonnage d’une cuve de chlorure ferrique. Jour férié oblige, aucun salarié n’est sur place et quelque 3 200 litres de produit s’écoulent en continu dans la Durance jusqu’à l’arrivée de l’équipe vingt-trois heures plus tard. « La première chose, c’est que [le chlorure ferrique] est très acide, explique David Doucende, chargé de mission pour la Fédération de pêche des Hautes-Alpes. Ça va aussi pomper tout l’oxygène autour de cette solution, c’est le phénomène d’anoxie. Là aussi vous imaginez que pour la faune aquatique c’est assez catastrophique. L’utilisation normale de ce produit en station d’épuration est pratiquement insignifiante pour le milieu naturel, poursuit David Doucende, mais c’est sûr qu’un rejet en grande quantité dans le milieu, c’est une pollution avérée avec de la mortalité ».

En arrêt maladie pendant l’incident, Hervé ne prend connaissance des faits que quelques semaines plus tard. Premier réflexe, écrire à sa hiérarchie, car « l’incident est suffisamment important pour être soulevé et je n’ai pas vu de fiche de non-conformité ». Un rapport d’enquête interne à Veolia auquel ram05 et Mediapart ont eu accès confirme qu’au lieu de déclarer l’incident aux autorités et à la Communauté de Communes de Serre-Ponçon, Veolia a choisi de réaliser en interne des mesures de pH en amont et en aval du point de rejet, concluant à une absence d’impact sur le milieu naturel. « Il est vrai que par souci de transparence, cet incident aurait sans doute dû être porté à l’attention de la police », reconnaît Veolia dans ce rapport.

Questionné par ram05 et Mediapart sur l’absence de déclaration au regard de la gravité de l’incident, Veolia soutient que le chlorure ferrique aurait été confiné au sein de la station et neutralisé à la chaux à l’arrivée de l’équipe technique le lendemain matin. Hervé rejette cette version, assurant que sans intervention humaine le chlorure ferrique n’a pas pu être maintenu dans la station. Une analyse partagée par un autre ancien salarié de Veolia, avec une longue expérience dans le secteur de l’assainissement, que ram05 et Mediapart ont contacté : « Le chlorure ferrique marque tout en rouge. Si on avait eu une surchloration dans la station, les boues auraient été colorées, et, à l’évacuation, déclarées non-conformes, détaille-t-il. Et de compléter, le bassin dans lequel le chlorure ferrique est injecté se situe en tête de station. Quand la station est saturée et qu’il n’y a pas d’intervention humaine, toute l’eau passe par là. Il ne faut pas se leurrer, tout ce qui est passé pendant ces vingt-trois heures est parti dans la Durance ».

« Si l’impact environnemental de cet incident est minime comme le soutient Veolia, pourquoi ne pas l’avoir déclaré aux autorités ? » fait remarquer Fernando Carreira, membre de l’ADUEA. Une piste d’explication est à chercher du côté de la prime pour épuration. Ce mécanisme de l’Agence de l’Eau vient récompenser les exploitants de stations d’épuration en fonction de la bonne performance de leur traitement. Son montant varie selon le nombre de non-conformités déclarées. « Il y a une façon de fonctionner dans le flou. Des flous qui sont très utiles à Veolia pour conserver les montants prévus au contrat » souligne Nadine Ruffo, également membre de l’association.

Extrait d’un rapport d’enquête interne à Veolia. Document ram05 et Mediapart

De faux prétextes pour reporter des autosurveillances

Les exploitants de stations d’épuration établissent en lien avec la police de l’eau un calendrier annuel des autosurveillances à effectuer pour chaque station. Ces mesures permettent de vérifier régulièrement que les eaux rejetées sont traitées correctement. Le protocole est strictement encadré mais pas infaillible. D’après des échanges de mails et fiches de non-conformité consultés par ram05 et Mediapart, Veolia a régulièrement pu reporter à son avantage des auto-surveillances planifiées en invoquant une « obstruction du préleveur ». « À savoir que durant les deux ans et demi que j’ai passés chez Veolia je n’ai jamais vu un préleveur obstrué » s’amuse Hervé.

Si certains reports sont le fait d’un oubli de la part de l’équipe technique, d’autres sont demandés pour éviter d’avoir à signaler des mesures non-conformes. Le 9 juillet 2021, alors qu’une autosurveillance est programmée, cela fait trois jours qu’Hervé constate un fonctionnement anormal de la station. Les boues qui remontent à la surface l’interpellent mais ce n’est que le jour des mesures qu’il parvient à identifier la panne : la pompe de chlorure ferrique est désamorcée, et l’eau n’est plus traitée. Après avoir réactivé la pompe, Hervé prévient son responsable qui décale l’autosurveillance au lendemain. La fiche de non-conformité transmise à la police de l’eau pour demander le report stipule simplement que le « préveleur d’entrée s’est obstué en cours de prélèvement » et ne fait aucune mention du défaut de traitement.

La liste des exemples illustrant l’opacité de la gestion des stations de l’Embunais est longue. Absence de déclaration aux autorités pour la modification d’un équipement, modifications fréquentes des mesures de débits entrants et sortants des stations pour palier des outils inadaptés, machine de traitement des graisses en panne plus moins depuis octobre 2020, ce qui implique un sous-traitement de ce service sans qu’aucun signalement n’ait été effectué à la collectivité… Autant d’agissements sans conséquences immédiates graves, mais qui témoignent d’une négligence dans l’entretien des installations et la transparence vis à vis de la la communauté de communes.

En février 2023, lors d’un entretien avec Marc Audier, vice-président en charge la communauté de communes de Serre-Ponçon en charge de l’assainissement, Hervé alerte l’élu des faits dont il a connaissance. Malgré les enjeux de sécurité, financiers et environnementaux, ses révélations ne déclenchent aucune réaction de la part de la collectivité. Le vice-président en charge de l’assainissement explique auprès de ram05 et Mediapart avoir craint que la communauté de communes ne soit instrumentalisée dans un conflit entre le salarié et l’entreprise. De fait, à ce moment-là, Hervé bataille depuis plusieurs mois avec sa hiérarchie pour tenter de « faire bouger les choses » en local. En vain. Hervé monte alors d’un échelon et alerte Veolia au niveau régional fin 2022. « J’étais persuadé, naïvement, que ça allait faire bouger les choses. À l’inverse, ça s’est retourné contre moi », soupire Hervé. Décidé à aller jusqu’au bout, il contacte par la suite deux organes nationaux de Veolia. Aucun retour.

Changement de stratégie : Hervé saisit le Défenseur des Droits. Licencié début 2023, l’ancien salarié s’en remet désormais aux Prud’hommes de Gap, qui doivent rendre leur décision fin janvier. Dans son avis, Le Défenseur des Droits estime qu’Hervé peut se voir reconnaître la qualité de lanceur d’alerte et considère son licenciement comme une mesure de représailles liées aux signalements effectués. Si les conseillers prud’homaux s’alignent sur la Maison des Lanceurs d’Alerte et le Défenseur des Droits, Hervé devrait se voir reconnaître comme victime d’un licenciement abusif.

« C’est une occasion en or de mettre sur la table la réduction de la durée du contrat » – l’ADUEA

Au-delà de ces révélations et de la procédure à l’encontre d’Hervé, l’Association de défense des usagers de l’eau potable et de l’assainissement dans l’Embrunais mène la vie dure à Veolia Odalp depuis que l’entreprise a repris la gestion de l’assainissement sur le secteur. Elle dénonce un contrat très défavorable à la communauté de communes de Serre-Ponçon, pénalisant pour les usagers.

Un audit réalisé par un cabinet spécialisé, auquel ram05 a eu accès, est venu appuyer les dires de l’association. À propos du contrat de délégation de service public, celui-ci concluait à une « marge réelle excessive » et « masquée » et à une « clause de résiliation dissuasive » pour un « contrat très protecteur des intérêts du concessionnaire ». La collectivité a fait évaluer le coût d’une rupture unilatérale du contrat : plusieurs millions d’euros. Suffisamment dissuasif pour que les élus communautaires renoncent à ce scénario. Quant au coût de l’assainissement jugé trop élevé par l’ADUEA, le directeur de directeur Veolia Eau Méditerranée s’était justifié en 2021 dans les colonnes du Dauphiné Libéré : « Nous, on applique le contrat, rien que le contrat ».

Mais les entorses à la réglementation révélées par Hervé pourraient mettre à mal cette ligne de défense, ce qui n’a pas échappé à l’ADUEA. « C’est une occasion en or, nous le pensons, de mettre sur la table la réduction de la durée du contrat. Je pense que c’est l’enjeu dans les mois à venir, estime Fernando Carreira, membre de l’association. Je ne sais pas ce que l’association peut faire de plus que passer la balle aux élus. D’autant plus que l’on est à un an et demi des élections. »

*Le prénom a été modifié