La sécurité sociale de l’alimentation: l’idée chemine de la fourche aux fourchettes dans les Hautes-Alpes
La sécurité sociale de l’alimentation, c’est l’idée que l’accès à une alimentation saine est un droit comme celui à la santé. L’idée fait son chemin dans les Hautes-Alpes, aussi bien chez les acteurs de l’aide alimentaire, qui font face à une forte augmentation de la pauvreté, que chez les producteurs bio, qui aimeraient vendre à tous et pas seulement à une population favorisée.
Des boites de conserve, des steaks hachés et du poisson congelés venant des marchés publics de l’Union européenne, quelques produits laitiers frais proches de la date limite récupérés auprès d’une grande surface locale, et des légumes et fruits achetés à un grossiste sur le marché d’Embrun. Deux fois par semaine, les bénévoles du Secours populaire d’Embrun distribuent une trentaine à une soixantaine de colis. De quoi préparer trois repas par ménage, millimétrés au plus près. Les denrées manquent, alors que les besoins en aide alimentaire ne cessent de croître, notamment depuis la crise sanitaire.
« On a de moins en moins de choses dans les produits frais et on a de plus en plus d’inscrits, donc au bout d’un moment on ne peut pas multiplier les petits pains. »
Une bénévole du Secours populaire d’Embrun
En 2022, le Secours populaire des Hautes-Alpes a acheté pour plus de 32 000 euros de produits alimentaires sur fonds propres, c’est-à-dire grâce à des dons, contre environ 10 000 euros en 2021. Au niveau national, on estime qu’en 2018, avant la crise sanitaire, 5,5 millions de personnes dépendaient de l’aide alimentaire. Yves Schaeffer, secrétaire général du Secours populaire des Hautes-Alpes, en appelle à une vraie politique publique d’accès aux droits, pour sortir d’une logique d’« urgence permanente » gérée par des bénévoles.
« Il n’est pas normal aujourd’hui que de très nombreuses personnes viennent dans des permanences de l’aide alimentaire. Il y a une dérive de l’aide alimentaire. En principe, ce devrait être quelque chose d’exceptionnel, sinon de ponctuel, d’irrégulier : lorsque des personnes en grande précarité, n’ont pas de droits, sont isolées, elles viennent à l’aide alimentaire pour être dépannées pendant quelques temps. On n’est plus dans ce genre de situation. Les permanences d’aide alimentaire sont des lieux où une catégorie de personnes vient régulièrement pour s’alimenter. Non seulement le nombre de personnes accueillies a augmenté, mais il y a une régularité qui s’est installée. C’est une situation qui n’est pas acceptable et qui renvoie à la politique de lutte contre la pauvreté, contre la précarité, et en particulier, à l’accès aux droits. »
Yves Schaeffer, secrétaire général du Secours populaire des Hautes-Alpes
En 2018, l’aide alimentaire en France représentait environ 1,5 milliards d’euros, dont un tiers provenant de financement public. Une grosse partie de cet argent public revient, in fine, à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution, qui peuvent défiscaliser sur les invendus qu’ils donnent aux associations.
« On est dans un système qui est critiquable. On voit bien qu’il y a une espèce de filière qui s’est installée, qui permet notamment à la grande distribution d’écouler des produits qu’elle ne peut plus vendre et d’en tirer un bénéfice, puisque tout cela est défiscalisé. D’où l’idée d’une sécurité sociale alimentaire. »
Yves Schaeffer
Sécurité sociale de l’alimentation, le gros mot est lâché. Qu’est-ce que cela veut dire ?
L’idée vient du monde paysan, il émerge des assises de l’alimentation de 2017 organisées par la Confédération paysanne. Elle s’inspire de l’esprit de la sécurité sociale et des premières caisses primaires lors de leur création en 1945 : l’accès à une alimentation saine est un droit, comme la santé. Maïa Gordon, maraichère et présidente d’Agribio 05, une association qui regroupe des producteurs bio des Hautes-Alpes, veut déconnecter l’accès à une alimentation saine et bio du pouvoir d’achat.
« Quand on parle de la santé, on ne parle pas de pouvoir d’achat : les gens doivent pouvoir se soigner quels que soient leurs revenus. Mais par contre pour l’alimentation qui est un besoin basique primaire, on se retrouve confronté au fait que cette alimentation dépend de notre pouvoir d’achat. »
Maïa Gordon, maraichère et présidente d’Agribio 05
Chacun cotise selon ses revenus et reçoit en retour une allocation alimentaire. Gérard Hanus, bénévole à l’épicerie solidaire de Laragne veut passer « d’une logique d’aide à une logique de droits. »
« L’idée est d’avoir des cotisations obligatoires pour assurer un droit à l’alimentation comme cela existe dans le domaine de la santé. […] On passe d’une logique d’aide à une logique de droits, ce qui est très différent. »
Gérard Hanus
C’est l’objectif à terme. Mais est-ce que cela fonctionne ?
L’exemple le plus abouti est celui de Montpellier, où une caisse alimentaire commune est expérimentée depuis fin janvier avec le soutien de la municipalité. Sur le principe du volontariat.
Dans un département rural plus proche du nôtre, dans la Drôme, à Dieulefit, le marché du lavoir propose depuis deux ans ans trois prix différents selon les revenus des clients. Les clients présentent aux producteurs des cartes type sécurité sociale de couleur différente. A l’origine de ce nouveau marché, on trouve une nouvelle élue, Camille Perrin, élue sur une liste citoyenne, et un maraîcher venant de s’installer, avec une clientèle aisée et souhaitant vendre ses produits également à des personnes défavorisées.
« Sur ce marché ce sont des producteurs locaux bio conventionnés, c’est-à-dire que c’est un groupe de citoyens qui valide qu’ils respectent certains critères qu’ils ont débattu ensemble pour une alimentation durable. Actuellement, il y a entre six et huit producteurs. Les producteurs présentent leurs prix justes, qui leur permet de vivre de leur travail, et les clients peuvent choisir en conscience selon leurs moyens entre trois prix : le prix juste, un prix accessible qui représente 65 % du prix juste, et un prix solidaire qui est 25 % plus élevé que le prix juste. »
Camille Perrin
Le marché a été créé dans un lieu proche de logements HLM, mais assez mixte socialement. Il a lieu le mercredi soir, un horaire différent des marchés déjà existants, ce qui permet aux gens qui travaillent de venir faire leurs courses.
Ce marché est-il à l’équilibre ?
Le marché n’est pas à l’équilibre. Après une période où les trois niveaux de prix représentaient environ un tiers des achats chacun, la moitié des clients sur le marché du lavoir prennent désormais les prix accessibles, inflation et précarité croissante obligent. Pour équilibrer, deux autres points de vente ont rejoint le système, un autre marché à Pont-de-Barré et un fournil qui vend du pain. Avec plus de paniers solidaires sur ces deux points de vente, ce qui permet un équilibre global de la caisse.
Les agriculteurs s’y retrouvent-ils ?
Oui, car les surplus des prix solidaires abondent une caisse mutualisée entre tous les producteurs et les points de vente pour financer les prix accessibles. Mais le système est assez complexe et, à terme, Camille Perrin aimerait créer une caisse mutuelle alimentaire avec des cotisations, comme à Montpellier.
C’est aussi une démocratie alimentaire : ce sont les citoyens qui décident du type d’alimentation et du modèle agricole qu’ils souhaitent, en conventionnant ou non des producteurs. Ce qui permet de transformer l’agriculture, en créant des débouchés.
« Ce qu’on imagine, c’est qu’on puisse aller voir des agriculteurs en conventionnel en circuit long et leur dire – on peut rêver – « On a tant de personnes qui cotisent à notre caisse et il nous manque ce produit, si vous faites évoluez vos pratiques et une partie de votre production, elle pourrait aller alimenter en local ici ». »
Camille Perrin
Pour les paysans, c’est aussi une affaire de convictions. Maïa Gordon, présidente d’Agribio 05 a envie « de nourrir les gens qui sont autour de nous ».
« On est trois associés sur une ferme collective. Nous, on a à cœur de pouvoir nourrir les gens de notre territoire et pas seulement une élite qui aurait la possibilité financière et qui ferait le choix de mettre de l’argent dans son alimentation. »
Maïa Gordon
Et dans les Hautes-Alpes, où en est cette idée ?
Au tout début. On en discute dans le milieu paysan proche de la Confédération paysanne, au sein d’associations type Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) et Adear (Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural). Au sud du département, le parc des Baronnies a fait de la démocratie alimentaire un des sujets de son programme alimentaire territorial, avec des projets de cantines éphémères.
Comme on l’a vu, le sujet intéresse aussi les acteurs associatifs de l’aide alimentaire, même s’ils sont très occupés à gérer l’urgence. « Tous les jours il faut que les gens mangent », rappelle Gérard Hanus, bénévole. Au niveau départemental, la conférence permanente de la solidarité, qui fonctionne sous l’égide de l’Udess (Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire), a créé au printemps un groupe de travail sur la sécurité sociale alimentaire.
Mais, pour Maïa Gordon et tous nos interlocuteurs, les expérimentations et leur généralisation ne peuvent se faire sans engagement des pouvoirs publics.
Dans les Hautes-Alpes, une ébauche a eu lieu avec le dispositif Soliagri, lancé par le Conseil départemental pendant le premier confinement, pour mettre en relation les producteurs locaux en manque de débouchés et les associations caritatives dont les besoins étaient grandissants. Le dispositif a depuis été pérennisé, mais il est, selon les associations et producteurs, largement insuffisant. Au Secours populaire d’Embrun, la subvention est épuisée depuis longtemps, et c’est sur ses fonds propres que l’antenne doit acheter des légumes et fruits au marché.
Et pour comprendre ce concept de sécurité sociale alimentaire, on vous conseille la bande dessinée intitulée Encore des patates ? Pour une sécurité sociale de l’alimentation, publiée en février 2022 et disponible notamment chez Charabia à Embrun pour la modique somme de deux euros. On peut lire les premières pages en ligne. Ainsi que la conférence gesticulée de Mathieu Daulmais, ancien technicien de la Confédération paysanne, qui circule en France. L’intitulé : « De la fourche à la fourchette … Non l’inverse! ».