La Smart Mountain, entre bénéfices écologiques et fascination technologique
Le 19e Forum d’OCOVA s’est tenu le 9 janvier aux Orres. Il s’agit du principal événement assurant la promotion d’un concept récent : la Smart Mountain. Que peut on en espérer et quels sont les écueils à éviter ?
Avec la 19ème édition du forum OCOVA, la Smart Mountain a pris une nouvelle direction. Principale nouveauté, l’introduction de l’intelligence artificielle et de l’internet des objets qui ouvre de nouvelles perspectives en matière de collecte et de traitement de données en masse. Eclairage avec la présentation de deux outils par leurs concepteurs, interrogés à l’issue de leur intervention sur le Forum OCOVA 2023.
Notre application, elle vise à alerter […] que sur un plan d’eau donné, un lac, un étang… on va avoir dans les prochains jours une forte chance qu’il y ait une prolifération massive d’algues, qui va s’accompagner d’un relargage de toxines.
Mathieu Damour, responsable entité Data et IA au sein du groupe Scalian
Pour la Smart Mountain, tout commence en 2012. Du moins côté financement. La station des Orres se positionne comme lieu d’expérimentation dans le cadre du programme européen Alpes Star, explique Yann Bidault, fondateur de YB Solutions, un cabinet de conseil haut-alpin. À ce moment-là il s’agit essentiellement de mettre en place des outils de contrôle et de gestion de l’énergie des stations pour réduire les consommations d’énergie et d’eau. Les résultats sont probants, Les Orres diminuent de 20 % leur consommation énergétique et de 100 tonnes de CO2 annuelles les émissions de la station.
En 2014, Alpes Star prend fin, puis un second programme européen prend le relais quatre années après : Smart Altitude, de 2018 à 2021. Il s’agit cette fois d’étendre le concept à un réseau de stations européennes pour « diffuser la boîte à outils » imaginée par Les Orres. Deux ans après la fin de Smart Altitude, une constellation de 23 stations est active dans cette démarche.
À l’origine de ces programmes, deux protagonistes jouent un rôle clé. Le PDG de la SEMLORE Pierre Vollaire et la cheville ouvrière, Yann Bidault, qui travaille désormais au troisième programme européen de la Smart Mountain, NovAltitude.
Avec Novaltitude, on va aller vers une gestion beaucoup plus intégrée de la transition écologique. C’est à dire pas simplement la gestion énergétique mais aussi la gestion de l’eau, de la mobilité, de toutes les infrastructures liées au tourisme de montagne.
Yann Bidault, fondateur de YB Solutions
Avec les qualificatifs employés par M. Bidault, la Smart Mountain est une montagne « intelligente », « belle » et « attractive ». Mais plus concrètement, le fondateur de YB Solutions la voit comme un pendant montagnard des Smart Cities. Un espace maillé de capteurs, qui remonte en temps réel des informations pour alimenter une base de données sur laquelle des algorithmes s’appuient pour réaliser des tâches. En s’appuyant sur ces données – places de parking disponibles, caméras de vidéosurveillance, niveaux de nappes phréatiques, capteurs de pollution – les algorithmes, intelligence artificielle ou pas, renvoient des informations et des commandes censées améliorer les services urbains. Gérer les ressources, sécuriser l’espace public, alerter, aider les pouvoirs publics à prendre des décisions.
Bien entendu, la montagne et les métropoles n’ont pas les mêmes contraintes ni les mêmes besoins. D’où l’idée de transposer le concept des Smart Cities à la montagne, voire plus largement au monde rural.
Notre approche c’est plutôt d’aller vers les Smart Territories. [Ces territoires] sont par nature à caractère rural, avec une faible densité de population et une saisonnalité extrêmement marquée. Et donc des infrastructures « surdéveloppées » par rapport au creux de saison, et qui sont calibrées sur les pics de saison.
Yann Bidault, fondateur de YB Solutions
Parmi les exemples d’application évoqués lors du forum OCOVA : recenser les places occupées et disponibles afin d’aiguiller les véhicules pour éviter les engorgements, prédire l’apparition d’algues vertes dans les retenues collinaires pour contrer l’obstruction des canons à neige par leurs filaments, réduire la consommation d’énergie, repérer les fuites dans les réseaux d’eau – en moyenne plus importantes en monde rural car les réseaux sont moins denses. Les idées ne manquent pas, au risque que les stations tombent dans un suréquipement technologique dont la pertinence mérite d’être questionnée. Car la fascination pour la complexité des outils ne doit pas aveugler la décision des pouvoirs publics.
L’économie de l’eau et la détection des fuites ont été maintes fois mentionnées lors du forum OCOVA 2023. En la matière, l’exemple de la reprise en régie publique de la gestion de l’eau dans l’Embrunais après 50 ans de délégation de service public fait école. En 10 ans, la facture des usagers baisse en moyenne de 25 %, tandis que le taux de fuites a diminué de 6 % grâce à une méthode élémentaire loin de nécessiter un arsenal technologique complexe. Marc Audier, président de la régie de l’Eau de l’Embrunais
On a des compteurs de distribution à chaque réservoir qui indiquent l’eau qui est distribuée dans chaque quartier. On suit ça sur des courbes, et dès qu’il y a une grosse consommation, cela apparaît et ça nous alerte.
Marc Audier, président de la régie de l’Eau de l’Embrunais
À des problématiques mises en lumière par la crise climatique, comme la raréfaction de la ressource en eau, des solutions technologiques anciennes et rudimentaires ont fait preuve d’efficacité et de résilience. Les développeurs d’applications présentées comme innovantes, tout aussi convaincus qu’ils soient du bien-fondé de leurs solutions, représentent avant tout les intérêts de leurs entreprises, dont la survie dépend du placement de leurs produits. Avec le risque d’éclipser des solutions moins « smart » sur le papier, mais résilientes et bien calibrées sur les besoins des collectivités dans les faits.
L’utilisation de l’intelligence artificielle pour détecter des problèmes se prête bien à une intervention en curatif mais elle est moins évoquée pour la planification au long cours. Dans le cas du réseau d’eau potable de l’Embrunais, les fuites seraient à 90 % liées à une mauvaise pose des conduites assure Marc Audier, se basant sur le constat fait depuis la reprise en régie d’un réseau laissé dans un état déplorable après 50 ans de délégation. De même, le taux de renouvellement des conduites est un facteur déterminant dans l’apparition des fuites. Pour la ville de Gap, Veolia fonctionne sur un rythme de renouvellement du réseau d’eau potable de 0,4 % par an. Soit une remise à neuf tous les 250 ans. Cela revient à considérer que des conduites posées avant la révolution française pourraient encore être opérationnelles et en bon état aujourd’hui. La régie de l’Eau de l’Embrunais a opté pour un taux de 1,5%, qui permet un renouvellement intégral du réseau en 66 ans. Intelligence artificielle ou pas, on sait d’avance sur quel réseau les fuites se manifesteront en premier. En s’équipant d’outils complexes les collectivités risqueraient également de devoir remettre tout ou partie de la gestion d’un métier au privé. Avec un risque de perte de savoir-faire de leurs services techniques, impliquant à terme une plus grande dépendance.
Par ailleurs, le pilotage en réseau de services dans l’espace public pose également la question de leur vulnérabilité aux aléas extérieurs : de la simple panne qui paralyserait ces services, aux cyberattaques et rançongiciels qui ciblent aujourd’hui déjà les hôpitaux et autres lieux stratégiques. Le point a été soulevé lors du forum OCOVA et un intervenant a confirmé que cette problématique était comprise dans les services rendus. Reste à savoir dans quelle mesure celle-ci est infaillible.
Enfin, la collecte de données en masse dans l’espace public pose la question de la protection des données individuelles. L’association la Quadrature du Net, spécialisée dans la défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique a été sollicitée pour étudier les Smart Cities. Elle porte un regard très critique sur les outils mis en œuvre. Martin Drago, juriste et membre de la Quadrature du Net.
Le premier pilier sur lequel on a été sollicité c’est celui de la sécurité. Les caméras de vidéosurveillance, et cette fois-ci on passe au caméras de vidéosurveillance augmentée même chose pour les micros. Et donc c’est sûr qu’on a vu se développer dans l’espace public et dans nos villes beaucoup d’outils basés sur l’intelligence artificielle, et visant à surveiller ou à intensifier la surveillance
Martin Drago, juriste et membre de la Quadrature du Net
À ce jour, les défenseurs de la « Smart Mountain » n’évoquent pas les applications sécuritaires permises par la collecte et le traitement de données en masse.
Pour autant, l’intelligence artificielle représente un outil pour la transition écologique avec des bénéfices immédiats et à des coûts réduits. Bénéfices sur les plans économique et écologique. Au spa de Montgenèvre, le SYME 05 est récemment parvenu à réduire, selon les saisons, de 25 à 40 % la consommation de gaz grâce à un pilotage du thermostat plus efficace basé notamment sur des outils numériques, « sans aucune perte de confort » selon le directeur sur SYME 05 Stéphane Raizin. Les outils numériques promettent des économies de ressources et d’énergie en des laps de temps réduits, à des coûts relativement modérés. Reste qu’en misant exclusivement sur ces technologies, les problèmes structurels pourraient rapidement être occultés. Dans les « Smart Territories » les collectivités pourront détecter et intervenir sur les fuites d’eau d’un réseau, identifier et diminuer des gaspillages d’énergie dans une logique curative ou d’optimisation. Elles pourraient aussi opter pour une logique préventive en posant correctement les bases des problématiques. Un réseau d’eau bien construit fuit moins. L’apparition d’algues vertes est souvent le fait de l’activité humaine. La construction de telle ou telle infrastructure est-elle vraiment nécessaire ?