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Biodynamie : bio amélioré ou ésotérisme lié à des dérives ? 10 questions pour comprendre

La biodynamie, un type d’agriculture souvent présenté comme « plus bio que bio », a 100 ans cette année. En quoi consiste-elle ? Dans quel contexte spirituel s’inscrit cette agriculture ? Ses résultats sont-ils supérieurs au bio ? Quels sont ses liens avec l’anthroposophie, ciblée par des alertes de dérives ?

ram05 se penche sur ces questions.

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Dans le cadre de sa 24ème édition les 14 et 15 septembre 2024 au plan d’eau d’Embrun, la Foire bio consacre quelques rendez-vous à la célébration du centenaire de l’invention de la biodynamie.

Thérèse Fojcik-Mevel, membre de l’organisation, donne le programme de ces évènements, accessibles à toute personne intéressée.

On a une grande conférence le samedi à 16h30 par René Becker qui est conseiller et formateur en biodynamie. Il a été aussi président de Terre de Liens, une association qui aide des porteurs de projets à acquérir de la terre, au niveau national. Le titre de sa conférence est « 100 ans de biodynamie, racines et avenir pour l’agriculture ». Cette conférence va être introduite par deux clowns qui vont parler de la biodynamie avec un regard humoristique. Et à la fin de la conférence aussi, les deux clowns interviendront et ça va permettre d’introduire la table ronde qu’il y aura juste après avec des agriculteurs en biodynamie : il y aura un échange avec le public et ça permettra de répondre aux questions.

Thérèse Fojcik-Mevel

Et le dimanche, de nouveau un temps fort à 11h du matin, on aura la présentation des préparations biodynamiques à pulvériser et la dynamisation d’un compost à base de plantes médicinales, c’est un atelier. Et de nouveau, on aura les deux clowns qui viendront nous faire leur petite saynète. Il y aura un apéritif festif pour fêter les 100 ans à 12h15, et puis l’après-midi, on a Joseph Micol, ingénieur diplômé du conservatoire national des arts et métiers qui viendra faire un atelier qui s’intitule « La plante entre ciel et terre ». Il sera suivi d’un diaporama et qui propose de s’arrêter sur la jeune pousse végétale pour observer de près le développement de la plante entre le soleil et la terre.

Thérèse Fojcik-Mevel

Ce programme illustre un point que nous développerons dans cet article : la biodynamie est intimement liée à une doctrine nommée anthroposophie.

En effet, il convient d’ajouter une précision à cette présentation du programme : la tête d’affiche, René Becker, fut également, à partir de 2010 et pendant plus d’une décennie, membre du conseil d’administration de la branche française de la Société anthroposophique, et y a occupé le poste de secrétaire général (voir cette version archivée en 2023 du site anthroposophie.fr).

Or, comme nous le verrons plus loin, cette structure fait l’objet de controverses.

Quels sont les objectifs affichés par la biodynamie ?

La biodynamie est une méthode agricole souvent présentée comme « plus bio que bio ». Thérèse Fojcik-Mevel, qui est maraîchère et formatrice en biodynamie installée depuis une quarantaine d’années à Baratier, en donne une définition.

L’agriculture biodynamique est un ensemble de pratiques qui consiste, pour un agriculteur, à interagir avec le visible et l’invisible pour stimuler, préserver, soigner et développer toutes les formes du vivant afin de produire la nourriture saine pour les hommes. Et aussi, la biodynamie nécessite de prendre en compte les aspects sociaux et sociétaux.

Thérèse Fojcik-Mevel

Bio et biodynamie partagent « beaucoup de points communs », précise l’agricultrice : « les rotations, les plantes adaptées au sol et au climat, le compostage ». D’ailleurs, il faut d’abord avoir une certification en bio pour pouvoir en obtenir une en biodynamie. L’une des différences se joue ensuite sur l’utilisation des pesticides, plus restreinte chez Demeter, principal label biodynamique.

La biodynamie se base sur trois grands principes : la notion d’autonomie de la ferme, avec notamment la présence d’animaux fournissant le fumier nécessaire aux champs ; l’utilisation de « préparations » sur le compost, le sol et les plantes ; et la prise en compte des « rythmes cosmiques » dictés par la Lune et d’autres astres.

Les deux labels biodynamiques, Demeter et Biodyvin, revendiquaient en 2023 environ 9 200 fermes et entreprises certifiées à l’international, dont plus d’un millier en France. Cela représente moins d’un-demi pourcent des exploitations agricoles de l’hexagone. Pour comparaison, l’an dernier plus de 60 000 fermes étaient engagées en bio en France, soit 14 % du total.

Rudolf Steiner, inventeur de la biodynamie / Photo : Otto Rietmann, Public domain, via Wikimedia Commons

Dans quel contexte la biodynamie a-t-elle été créée ?

La biodynamie a été inventée il y a un siècle par l’Autrichien Rudolf Steiner.

Ce dernier, né à la moitié du 19ème siècle et mort en 1925, a développé une doctrine nommée anthroposophie, qui est décrite dans les centaines de livres qui lui sont attribués. Une œuvre pléthorique qui délivre des enseignements dans de nombreux domaines : les arts, l’architecture, la médecine, l’éducation, l’économie…

Les préceptes de la biodynamie sont quant à eux regroupés dans « Le Cours aux agriculteurs », restituant une série de huit conférences données par Steiner, qui n’a pas de formation en la matière, à des paysans d’Europe de l’Est à la fin de sa vie, en 1924.

En résumé, l’agriculture biodynamique est la déclinaison dans les champs de la pensée anthroposophique.

Pourtant, sur son site, le MABD, mouvement de l’agriculture biodynamique, fédération francophone de la biodynamie, décrit l’histoire de cette agriculture et le rôle de Rudolf Steiner sans faire référence une seule fois à l’anthroposophie.

Qu’est-ce que l’anthroposophie ?

L’anthroposophie se décrit comme une « science de l’esprit », et revendique donc une « approche scientifique » des « questions spirituelles ». Pour Thérèse Fojcik-Mevel, qui déclare être membre de la Société anthroposophique depuis une dizaine d’années, l’anthroposophie est une « philosophie » qui vise la « connaissance de l’homme visible et invisible ».

Ce mouvement naît d’une scission avec la Société théosophique, qui mêle spiritisme, hindouisme et bouddhisme, relate Le Monde diplomatique dans une enquête de 2018. Créée en 1913, la Société anthroposophique amalgame elle aussi différents courants, note le journal : « ésotérisme », « philosophie idéaliste », « mystique chrétienne », ou encore « dieux du panthéon nordique ».

Cyril Gambari, docteur en micro-biologie et enseignant en biologie et écologie en lycée agricole dans les Pyrénnées-Orientales, s’est intéressé à la biodynamie, et plus largement à l’anthroposophie, et a notamment consulté un certain nombre d’ouvrages de Rudolf Steiner. Il rapporte d’où ce dernier dit avoir tiré ses connaissances.

Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il écrit, c’est inspiré de l’Akasha. En fait, c’était le seul qui était capable, par méditation, d’accéder à un niveau supérieur de conscience et d’aller dans une bibliothèque éthérique. Et là, tous les savoirs de l’univers sont détenus. C’est de là qu’il tire sa connaissance, Rudolf Steiner. Ça, c’est ce qu’il dit dans ses livres. En vrai, tout ce qu’il raconte, en fait, c’est du syncrétisme : il récupère des pensées, des textes ailleurs, soit dans la tradition, dans l’histoire, dans les courants de l’époque. Et il va le mettre à la sauce anthroposophe.

Cyril Gambari

Ainsi, au fil de ses livres, Steiner enseigne par exemple « que les planètes se réincarnent, que les hommes se réincarnent », relève Cyril Gambari ; « que Karl Marx serait la réincarnation d’un seigneur du Moyen-Âge », « qu’il est possible de communiquer avec les morts », que « Mars serait une planète liquide, la Terre un crâne géant, la Lune un amas de corne vitrifiée », que « les îles et les continents flotteraient sur la mer, maintenus en place par la force des étoiles », note pêle-mêle Le Monde diplomatique ; ou encore « que la Lune était habitée par des nains faisant la taille d’un enfant de 7 ans » et que « ce qui dans le Soleil est gazeux est en réalité le corps du Christ », signale Le Figaro. Autant de principes que les adeptes de l’anthroposophie citent rarement spontanément.

Cette doctrine évoque aussi l’existence d’« êtres élémentaires » : gnomes, ondines, sylphes et salamandres. Un exemple que saisit Thérèse Fojcik-Mevel pour exposer ce rapport à l’« invisible ».

L’anthroposophie : connaissance de l’homme visible et l’invisible. On est dans un siècle où l’on n’accorde pas de crédibilité à ce qui est invisible. Je donne un exemple de quelque chose d’invisible qui, à mon avis, tout le monde sera d’accord avec moi, existe malgré tout : la pensée. Et donc Rudolf Steiner prend en compte un domaine de l’invisible, et dans ce domaine de l’invisible, je vais reprendre votre exemple des sylphes, des gnomes, des ondines et des salamandres, il parle d’êtres élémentaires qui sont invisibles à la perception humaine par notre intelligence mais qui peuvent être perceptibles en développant d’autres organes de perception. Et il donne d’ailleurs plein d’exercices pour qui voudrait développer ces organes de perception qui sont au-delà de la simple perception de nos cinq sens.

Thérèse Fojcik-Mevel

Ainsi, Rudolf Steiner enseigne l’existence de corps invisibles présents dans le corps physique, précise Thérèse Fojcik-Mevel : le moi, le corps astral et le corps éthérique.

Pour autant, il n’est pas nécessaire d’avoir conscience de ces principes spirituels pour pratiquer la biodynamie, selon l’agricultrice.

En tant que biodynamiste, on applique une recette, et moi je la pratique de manière très rigoureuse. Après, pour ce qui est des principes, on peut les approfondir, et oui, en effet, moi ça m’intéresse, mais à titre personnel, à titre privé. Et ça me permet de recadrer un peu : un biodynamiste peut être athée, chrétien, bouddhiste, et ça c’est peut-être, on peut dire, du domaine privé, et chacun fait son chemin par rapport à ce domaine privé. Chacun a la liberté de pratiquer la biodynamie, et après de chercher à comprendre ou pas les principes qu’il applique.

Thérès Fojcik-Mevel
Le Goetheanum, siège de la Société anthroposophique universelle (Dornach, Suisse) / Photo : Wladyslaw, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

L’anthroposophie est aussi critiquée pour son rapport à la notion de race, comme le signale Cyril Gambari.

L’anthroposophie entend changer le paradigme de la société. Elle est profondément racialiste : Rudolf Steiner prône la domination de la race aryenne sur les autres races. Il dresse une hiérarchie des races.

Cyril Gambari

C’est ce que constate également Le Monde diplomatique : Steiner « affirme que les peuples germains et nordiques appartiennent au même groupe ethnique, la race aryenne, et dénonce « l’effroyable brutalité culturelle que fut la transplantation des Noirs vers l’Europe, [qui] fait reculer le peuple français en tant que race » », écrit le journal.

La société anthroposophique reconnaît que son fondateur a tenu ce genre de propos, mais estime, en substance, que leur dilution dans l’ensemble de son œuvre annule leur portée et que l’auteur est immunisé contre les accusations de racisme par sa « conception […] éloignée de toute discrimination […] présentée dans ses livres ».

Au-delà d’un mouvement spirituel, l’anthroposophie est aussi liée à des entreprises bien concrètes. Par exemple, plusieurs banques ont été fondées et sont dirigées par des anthroposophes, telles que Triodos aux Pays-Bas et GLS en Allemagne, et le laboratoire de cosmétiques biologiques Weleda, numéro un du secteur en France, est détenu en partie par la Société anthroposophique, listait Le Monde diplomatique en 2018.

Que sont les préparations biodynamiques ?

L’utilisation des préparations est obligatoire pour l’obtention du label Demeter, qui encadre leur élaboration et leur emploi dans son cahier des charges en suivant les préceptes énoncés par Steiner dans « Le Cours aux agriculteurs ».

Ces préparations sont fabriquées à partir de végétaux, de bouse de vache ou de poudre de quartz qui sont pour la plupart insérés dans des parties animales, puis placés à maturer dans le sol pendant plusieurs mois avant d’être déterrés et dilués dans de l’eau. Ce mélange est ensuite parfois « dynamisé », c’est-à-dire brassé d’une manière bien précise pendant une heure, si possible à la main et en « recherchant un rythme actif et musical ».

Une fois pulvérisées sur le sol, sur les végétaux ou placées sur le compost, le tout « à doses infinitésimales », ces préparations sont censées « stimuler la vie du sol, la croissance et la qualité des plantes ainsi que la santé des animaux », en agissant « comme des « biorégulateurs » », selon le cahier des charges de Demeter. On retrouve Thérèse Fojcik-Mevel.

Pour avoir un bon sol, une bonne agronomie, il faut avoir un sol vivant, c’est la vie qui forme les sols. Grâce aux préparations biodynamiques, on va favoriser cette vie des sols. Et en favorisant cette vie des sols, on va favoriser une bonne production agricole, avec des bons produits, de bonnes qualités, de bonnes conservations.

Thérèse Fojcik-Mevel
Préparation 503 : camomille dans intestin de bovin / Photo : Martouf le synthéticien, CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons

S’il vante l’utilisation de « minéraux » et de « plantes médicinales » pour les préparations, le site officiel du MABD, le Mouvement de l’agriculture bio-dynamique, ne fait nulle mention de l’utilisation des parties animales, mise à part la corne de vache, la plus connue. De même, Thérèse Fojcik-Mevel ne cite pas cet usage spontanément.

Il faut consulter les annexes du cahier des charges de Demeter pour en avoir connaissance : la bouse de vache et la silice, poudre de quartz, doivent macérer dans une corne de vache, les fleurs de camomille dans de l’intestin de bovin, les écorces de chêne dans un crâne de bovin, de porc ou de cheval « inférieur à 1 an d’âge », les fleurs de pissenlit dans un mésentère de bovin, et les fleurs d’achillées dans une vessie de cerf.

Ce que confirme l’agricultrice.

Je confirme effectivement qu’il y a des plantes qu’on va mettre dans des enveloppes animales pour venir renforcer cette efficacité de la plante. Je vais prendre un exemple. Beaucoup de gens savent sûrement que la camomille aide à la digestion. Et donc cette camomille vient dans le tas de compost et va aider le tas de compost à avoir une évolution, une digestion de la matière organique. En fait, on va la mettre dans l’intestin de l’animal, on va faire des saucisses de camomille, parce que l’intestin va venir renforcer cet effet de digestion que va apporter la camomille et qu’on va donner au tas de compost.

Thérèse Fojcik-Mevel

Pour saisir le raisonnement de Steiner quant à l’invention de ces préparations, Cyril Gambari cite l’exemple de la bouse dans la corne.

Il y a toujours un raisonnement, mais à la sauce anthroposophe. Le raisonnement, ça va être : ça va attirer les forces astrales et éthériques dans tel ou tel organe qui a, lui, un lien avec l’anthroposophie, avec des planètes, etc. Pour la bouse dans la corne, la corne, c’est la corne de la vache. Or la vache, selon l’anthroposophie, elle est tournée vers l’intérieur, donc vers son estomac. Et donc, quand on va récupérer la corne et qu’on va mettre en plus la bouse, ça va être un piège astral super puissant pour attirer les forces cosmiques. C’est ce genre de signification, dans « Le Cours aux agriculteurs ».

Cyril Gambari

Autres exemples : dans « Le Cours aux agriculteurs », Rudolf Steiner explique que l’écorce de chêne comporte du calcium qui « met de l’ordre quand le corps éthérique agit trop fortement, si bien que l’astral ne peut pas s’approcher d’un organique », ce qui arrête les maladies des plantes ; et que « le cerf […] se trouve dans une relation particulièrement intime […] avec ce qui, dans l’environnement de la Terre, est cosmique », « la vessie de cerf est presque une image-reflet du cosmos », ce qui permet à l’achillée qui y macère d’améliorer la fumure.

Benjamin et Axel Guza ont grandit dans une ferme familiale en biodynamie en région Centre, gérée par leur père désormais à la retraite. Aujourd’hui enseignant en biologie en lycée professionnel et étudiant, les deux frères ont témoigné auprès de ram05 de leur désillusion quant à ce mode d’agriculture.

Sur le point de l’utilisation de parties animales, Benjamin Guza estime que la biodynamie est en contradiction avec son objectif de « respect du vivant ».

Je ne suis pas d’accord avec cet argument de vente de la biodynamie, de dire qu’elle priorise le vivant. On ne peut pas me dire que la biodynamie est vegan, parce que, dès ses préparations, elle utilise des parties d’animaux morts. Donc je ne pense pas qu’elle priorise le vivant. Elle priorise surtout la spiritualité, et la spiritualité d’un point de vue anthroposophe.

Benjamin Guza
Préparation 500 : bouse dans corne / Photo : Live-Green-Magazine de Pixabay

Comment la biodynamie est-elle vécue concrètement sur le terrain ?

Le père de Benjamin et Axel Guza s’est installé en bio dans les années 90 avec une production de plantes aromatiques et médicinales. La ferme comptait alors déjà quelques animaux qui donnaient du fumier pour les deux hectares de cultures, ce « qui était très compatible avec la biodynamie ». Dans les années 2000, estimant que le label bio devenait trop laxiste, l’agriculteur s’est convertit en biodynamie sur les conseils de différents confrères.

Benjamin et Axel, qui contribuaient aux travaux de la ferme, relatent les changements que cela a impliqué au quotidien.

Au début, c’était vraiment pas très perceptible. Tout est arrivé au fur et à mesure. Pour vous dire, moi, je n’ai pas le souvenir d’avoir vu mon père enterrer une corne de bouse. À chaque fois il le faisait avec d’autres agriculteurs en biodynamie, qui lui montraient comment faire. Le seul souvenir que j’ai de cette préparation, c’est un tas de terre dans la cave, qu’il avait acheté. Il avait ce tas de préparation dans la cave, il avait quelques cornes et il faisait son truc. Et après, les changements, c’était dans des signes pas très perceptibles. Sur l’organisation de la journée, par exemple.

Benjamin Guza

En fait, il préparait des préparations à l’avance, du coup ça rajoutait une charge de travail un peu plus forte dans l’ensemble de la cueillette, etc. C’était beaucoup ritualisé, en fin de compte, sur tout le travail. Même nous, ayant travaillé là-dedans, en fait, on ne voyait presque pas la fin. C’était quelque chose de récurrent et qui ne se finissait jamais. Donc l’accomplissement de quelque chose était compliqué à avoir dans ce genre de travail.

Axel Guza

Les deux frères ont plus tard modifié leur regard sur la biodynamie et en sont désormais critiques. Axel explique cette prise de conscience par « le fait de sortir du cadre familial, ce qui permet de remettre beaucoup de choses dans leur contexte, d’avoir un point de vue extérieur ». Pour Benjamin, ce cheminement a été progressif, en côtoyant des personnes ayant un avis différent sur Rudolf Steiner, en s’intéressant à l’esprit critique, et en prenant connaissance de témoignages dénonçant l’anthroposophie.

On se rend compte que la biodynamie et toute l’anthroposophie, ce n’est qu’un ésotérisme qui a un passé qui n’est pas très reluisant et qui, surtout, au cœur de ses thèses, a des pensées racistes, d’un autre temps. Et moi, à ce moment-là, ça m’a vraiment ulcéré, dans le sens où, étant plutôt laïcar, plutôt de gauche, non-croyant, je défendais quelque chose qui était complètement à l’opposé de mes idéaux. Et beaucoup, même mon père, se retrouvent à défendre Steiner alors qu’ils ne sont pas du tout pour ces thèses-là.

Benjamin Guza

L’un des reproches des deux frères est que la biodynamie est très discrète sur ses fondements ésotériques. Benjamin Guza raconte n’en avoir jamais eu connaissance quand il travaillait sur la ferme.

Ça ne nous était pas justifié à travers le système de croyance de Steiner. Le souvenir que j’en ai quand on en parlait, c’était que Steiner s’est inspiré des anciennes pratiques des paysans d’avant la mécanisation, d’avant l’usage de produits phytosanitaires, soi-disant de l’ancien bon sens paysan. Jamais, au grand jamais, notre père ne nous a parlé des gnomes, des sylves, des fées, des salamandres dont parle Steiner. Et je crois que même lui n’était pas au courant de ça. Parce que pour la préparation où on met de la silice dans une corne de bouse, on la lui a présenté dans le sens où la silice présente dans l’eau allait réfléchir la lumière du soleil et la condenser dans les feuilles des plantes, et du coup améliorer la photosynthèse.

Benjamin Guza

Alors que Steiner, dans « Le Cours aux agriculteurs » justifie en fait l’usage de la silice par le fait que « tout ce qui vit dans le siliceux possède des forces qui […] proviennent […] des planètes […] Mars, Jupiter, Saturne » et donc que la silice « ouvre l’être de la plante et l’attire dans les lointains cosmiques, éveille les sens de l’être végétal ».

Pour l’enseignant en biologie, si la biodynamie fait la plupart du temps abstraction de ses justifications ésotériques quand elle se présente à des néophytes, c’est « une question de crédibilité ».

Si vous vous intéressez un petit peu à la protection de l’environnement et à l’écologie, la science des interactions entre les êtres vivants et leur biotope, et que vous êtes dans l’agriculture, et qu’on vient de parler des gnomes qui vont aider et entretenir vos plantes, je pense que la crédibilité perd un coup. Alors que si on vous dit que les préparations permettent selon tel principe pseudo-physique et pseudo-scientifique de faire pousser mieux vos plantes et d’avoir un meilleur rendement, tout en préservant la vie dans le sol et l’environnement de votre écosystème, là forcément on est plus enclin à y adhérer. Alors que si on vous parle de contes de fée, je caricature un peu, je pense qu’il y aurait beaucoup de monde qui adhérait moins.

Benjamin Guza

De son côté,Thérèse Fojcik-Mevel, d’origine embrunaise, s’est installée en maraîchage en 1985, à l’âge de 20 ans, suite à un BTS agricole.

Dans mes études, j’ai appris toute la liste des produits chimiques. Et il se trouve qu’avant de m’installer, j’ai rencontré un agriculteur qui pratiquait l’agriculture biologique, et donc à ce moment-là, je me suis dit : si on peut cultiver sans mettre de pesticides, c’est sûrement mieux pour la terre, pour le sol, pour l’eau et l’alimentation humaine. Au cours de mes études, j’ai rencontré des gens qui m’ont parlé de biodynamie, et juste avant qu’on s’installe, on s’est dit, pourquoi pas, on va essayer. À l’époque, je n’avais rien lu sur l’agriculture biodynamique. Et par contre, j’ai mis en pratique toutes les spécificités et dès la première année, j’ai eu des résultats. C’est ce qui m’a motivée à continuer et à mieux comprendre.

Thérèse Fojcik-Mevel

L’agricultrice, qui gère aujourd’hui une ferme de trois hectares, dont environ 1 000 m² dédiés à une serre et un jardin, détaille sa pratique de la biodynamie.

Je la pratique de manière rigoureuse, en mettant vraiment ces principes en pratique. Je fais du compostage, c’est comme ça que je fume et j’amende mes sols. Et je mets dans ce compost des préparations à base de plantes médicinales qui sont le pissenlit, la valériane, l’ortie, l’écorce de chêne, la camomille. J’utilise les préparations à base de minéraux et de bouses que je dynamise. Certaines préparations sont utilisées plutôt au printemps, d’autres en été. Et elles sont dynamisées et pulvérisées sur le sol et sur les plantes. Bien sûr, je prends en compte des influences cosmiques. Pour cela, il y a un calendrier biodynamique. Et je n’ai pas d’animaux, mais j’ai la chance de pouvoir bénéficier de fumier de cheval d’un agriculteur qui m’est limitrophe et ce qui me permet de tendre vers cet idéal de l’organisme agricole.

Cyril Gambari

Quant aux préparations, si certains les achètent toutes prêtes, Thérèse Fojcik-Mevel préfère les fabriquer elle-même, collectivement avec d’autres agriculteurs en biodynamie dans les Hautes-Alpes.

L’agricultrice a vendu ses produits en marché pendant environ 25 ans, puis a rejoint une AMAP, association pour le maintien de l’agriculture paysanne, en 2005. Depuis une dizaine d’années, Thérèse Fojcik-Mevel réduit progressivement le maraîchage pour développer sa deuxième activité : la formation en agriculture, y compris en biodynamie. Comment aborde-t-elle le contexte anthroposophique auprès de ses élèves ?

D’abord, je parle d’agronomie, parce que c’est le plus important. On ne pourra pas faire une bonne agriculture si on ne fait pas un bon travail du sol, pour que l’eau et l’air circulent bien, pour que les plantes avec leurs racines puissent bien s’y développer. C’est sur cette base-là que j’interviens en formation. Et en effet, je donne les fondements qui sont ce corps physique, ce corps éthérique, ce corps astral et ce moi, parce que pour comprendre comment ces préparations agissent, c’est important de connaître ces fondements invisibles, mais qui sont du point de vue de la biodynamie et de l’anthroposophie réels. Par exemple, quand on dit que les préparations biodynamiques viennent vivifier le tas de composants, on agit là, en fait, au niveau du corps de vie, ce qui s’appelle en anthroposophie un corps éthérique, mais, au lieu de dire éthérique qui fait un peu ésotérique, on peut dire simplement corps de vie. Et ces préparations viennent vivifier.

Thérèse Fojcik-Mevel
Photo : ram05

La biodynamie donne-t-elle des résultats différents du bio ?

« Je pense que le mieux c’est de faire sa propre expérience, d’essayer dans son jardin, sa ferme, d’observer les résultats par soi-même, et d’en tirer les conclusions : laisser tomber ou continuer », déclare Thérèse Fojcik-Mevel, qui précise qu’elle n’est « pas là pour convaincre mais pour donner un témoignage ».

Ainsi, selon la maraîchère, les techniques biodynamiques lui auraient souvent permis de régler sur son champ des problèmes auxquels d’autres agriculteurs autour d’elle continuaient à être confrontés. Par exemple au sujet des doryphores.

Par exemple, pour réguler les doryphores, j’ai mis en pratique une méthode de régulation biodynamique. Quand j’ai eu des résultats vraiment probants, autour de moi, on m’a dit « non mais Thérèse, de toute façon, ce n’est pas ça », et moi-même, j’ai douté. C’est seulement au bout de dix ans, ayant des résultats de régulation du doryphore, qui est un ravageur des pommes de terre, que dans mes formations, j’ai commencé à dire que l’on peut réguler avec la méthode biodynamique le doryphore.

Thérèse Fojcik-Mevel

Cette méthode biodynamique de régulation des doryphores, dites des « cendres » ou des « poivres », consiste à brûler plusieurs dizaines de doryphores « lorsque la lune et le soleil sont dans la constellation du Taureau », à les écraser et à répandre cette poudre « en très petite quantité » sur la parcelle ; la baisse du nombre d’insectes ayant seulement été constatée lorsque cette action a été soutenue par de la médiation, témoignait l’agricultrice dans le numéro d’avril 2023 de la revue Biodynamis. Une méthode similaire lui aurait aussi permis de réguler les limaces.

La maraîchère témoigne donc d’un bon état sanitaire, d’une lutte efficace contre les ravageurs, mais également de résultats supérieurs sur la qualité de ses produits.

Mais aussi une efficacité par rapport à la qualité des produits au niveau gustatif. Du coup, les personnes vont avoir envie de venir acheter nos produits parce qu’ils auront un meilleur goût. Alors ça peut être subjectif le goût, j’entends la critique, mais enfin quand vous avez des clients qui viennent et qui veulent ces tomates-là, ils vous témoignent que les tomates sont bonnes, les salades sont bonnes, etc. Au niveau de la présentation aussi : des produits qui ont une plus jolie couleur, une plus jolie forme, et aussi au niveau de la conservation, ça c’est très important. C’est pareil, ce sont des expériences personnelles que j’ai pu avoir et que les consommateurs à qui j’ai vendu mes produits ont eu : ils viennent acheter des épinards, et si une semaine après les épinards sont toujours dans le frigo, et bien ils peuvent être consommés parce qu’ils auront un bon aspect, ils ne seront pas pourris, ils auront toujours une bonne odeur et on va pouvoir les cuisiner.

Thérèse Fojcik-Mevel

Au-delà de ce témoignage personnel, plusieurs études ont été menées au fil des années pour comparer les résultats obtenus en agriculture conventionnelle, bio et biodynamique, explique Cyril Gambari.

Quand on compare scientifiquement, comme c’est de l’agriculture, c’est toujours en milieu naturel. Il n’y a pas d’expérience dans un labo avec tous les paramètres contrôlés. Schématiquement, on va séparer le champ en trois, on essaye d’avoir le même sol, le même climat, etc. Et on va conduire la première parcelle en conventionnel, la deuxième en bio et la troisième en biodynamie. Quand on fait ça, quand on compare vraiment les champs, on s’aperçoit que le conventionnel est toujours différent du bio, et que le bio est toujours pareil que le biodynamie. Sur tous les critères, le conventionnel est toujours à part, et bio et biodynamie font pareil. C’est toujours la même chose : on a une efficacité de la biodynamie qui est comparable à celle du bio, toujours. Sur le rendement, sur la résistance aux maladies, sur tout.

Cyril Gambari

Le docteur en micro-biologie fait ici référence à deux revues de la littérature qui ont compilé et synthétisé les études disponibles. Y compris l’essai DOK, souvent cité pour valoriser la biodynamie, et qui a mené une comparaison entre les trois types d’agriculture sur plusieurs décennies. Ces deux revues de la littérature sont sorties en 2013 (par Linda Chalker-Scott) puis en 2019 (par Maria Carla Cravero), cette dernière spécifiquement sur la vigne.

En particulier, la première conclut que « les études revues par les pairs publiées à ce jour donnent peu de preuves que les préparations biodynamiques améliorent les sols, rehaussent les micro-organismes, augmentent la qualité des cultures ou des champs, ou contrôlent les nuisibles ou les pathogènes ».

De son côté, le Mouvement de l’agriculture bio-dynamique met en avant quatre autres publications.

Or deux d’entre elles (Brock et al., 2019, et Rigolot & Quantin, 2022) comptent des personnalités qui soutiennent publiquement la biodynamie et sont visiblement proches des cercles anthroposophiques parmi leurs auteurs (Jurgen Fritz, Michael Olbrich-Majer et Martin Quantin) note Cyril Gambari, ce qui remet en cause leur indépendance et donc leur crédibilité. De plus, poursuit l’enseignant, l’une est basée en partie sur la méthode de « la cristallisation sensible qui n’est pas scientifique » et l’autre consiste en un « article d’opinion ».

La troisième publication promue par le MABD (Santoni et al., 2022) est une revue de la littérature selon laquelle, justement, le bio et la biodynamie donnent les mêmes résultats (voir la table 5).

Enfin, la quatrième (Christel et al., 2021) est une méta-analyse portant sur la qualité du sol. Selon ses auteurs, certaines études montrent que « la biodynamie pourrait être plus vertueuse que l’agriculture biologique sur l’écologie des sols, mais que cette différence est peu robuste au vu d’un grand nombre d’études montrant des effets similaires des deux systèmes », observe Cyril Gambari.

Il faut quand même revenir au cahier des charges, qui montre qu’on met encore moins de pesticides naturels et encore moins d’engrais que dans l’agriculture bio, et qu’on va travailler le sol en conscience. Les agriculteurs vont toujours être au petit soin avec leurs champs. C’est ce qui peut expliquer les résultats différents sur la qualité des sols. Au final, quand il y a peu d’apports extérieurs dans un champ, forcément le sol va se porter différemment que d’autres sols. Je pense que c’est dans ce sens que les sols en biodynamie sont différents.

Cyril Gambari

Enfin, à propos de la lune, si elle a « une influence sur la performance agronomique des plantes, elle est infinitésimale », a conclut la société française d’horticulture dans un rapport publié en 2012.

En quoi consistent les alertes émises par la MIVILUDES contre l’anthroposophie ?

La MIVILUDES, Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, est un organisme gouvernemental qui a notamment pour objectif de mieux connaître le phénomène sectaire, et d’améliorer la prise en charge des victimes et l’information du public.

Jean-Loup Adénor, journaliste spécialisé dans cette thématique et co-auteur du « Nouveau Péril sectaire » (Robert Laffont, 2021), résumait en 2021 sur RFI que pour qualifier une dérive sectaire, « le critère fondamental est la question de l’emprise ».

Qu’est-ce que l’emprise ? C’est une question complexe. On pourrait dire c’est d’abord une abolition de la pensée critique, le fait que la personne ne puisse plus penser en dehors du groupe ou penser contre le groupe.

Jean-Loup Adénor, sur RFI

Dans son dernier rapport en date publié en 2021, la MIVILUDES consacre un chapitre à l’anthroposophie. Elle y conclut que « deux des ramifications du mouvement anthroposophique […] pourraient entraîner de lourdes dérives auprès de populations vulnérables : les personnes malades et les mineurs ». Ces deux branches sont la médecine anthroposophique et les écoles Steiner-Waldorf.

Le rapport s’appuie notamment sur le travail de Grégoire Perra, figure de proue de la dénonciation de l’anthroposophie en France. Le quinquagénaire fut membre pendant quinze ans de la Société anthroposophique, et élève puis enseignant en école Steiner-Waldorf jusqu’à la fin des années 2000, avant de quitter ce mouvement. Depuis, il livre son témoignage, en relaie d’autres, met en lumière les croyances et pratiques de l’anthroposophie et révèle des documents internes, notamment sur son blog « La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf ».

Depuis 2013, Grégoire Perra a été attaqué en justice à trois reprises par des organisations anthroposophes pour diffamation ou injure et a été systématiquement relaxé, récapitule L’Express. En 2021, le tribunal de Strasbourg a estimé que ces procès à répétition sont « une manière de tenter de faire taire M. Grégoire Perra, et de s’économiser un débat public », et a condamné une association de médecins anthroposophes à lui verser des dommages et intérêts. Contacté par ram05, l’avocat de Grégoire Perra, maître Marc François, a confirmé ces éléments.

La MIVILUDES fonde aussi ses conclusions sur d’autres témoignages, des enquêtes de presse et des décisions de justice. De plus, sur l’année 2021, l’organisme a reçu une trentaine de saisines concernant l’anthroposophie.

Au sujet de la médecine anthroposophique, la MIVILUDES note qu’elle se base sur l’idée que « la maladie découle d’une destinée karmique, indissociable des erreurs et des pêchés commis par le patient dans l’une de ses vies antérieurs », ce qui peut « conduire à des traitements dangereux pour les patients ou même à des refus de traitement afin de laisser le « karma«  s’exprimer ». Le rapport relève notamment la préconisation par Steiner de l’utilisation du gui pour soigner le cancer. Alors que « la très grande majorité de la littérature scientifique n’a observé aucun succès de la méthode, bien au contraire », des médecins y tout de même recours et l’un a été condamné en 2016 à deux ans d’interdiction d’exercer, signale la MIVILUDES.

Concernant les écoles Steiner-Waldorf, au nombre d’une vingtaine en France, le rapport cite des témoignages alertant sur des risques de « pratiques d’endoctrinement ». « Les élèves seraient soumis à « la présence de nombreux repères volontairement différents de ceux de la société » », « les éducateurs laisseraient […] se dérouler les violences entre enfants » pour que le « karma » puisse s’exprimer, le personnel chercherait à « éloigner les enfants de leurs parents afin de pouvoir mieux les contrôler », liste notamment la MIVILUDES.

Dans sa réponse, la fédération des écoles Steiner-Waldorf de France ne dément pas ces éléments mais déclare qu’il existe des témoignages soulignant « les points forts » de la pédagogie anthroposophe, « curiosité, créativité, grande capacité d’adaptation, sens des responsabilité [sic] et ouverture d’esprit », ajoute que ses élèves obtiendraient d’« excellents résultats au bac » et que ces établissements auraient de « bons rapports de l’inspection académique ».

De son côté, la MIVILUDES conclut que « le fonctionnement particulièrement opaque de [l’anthroposophie] qui cible un public vulnérable […] implique de s’interroger sur la mise en œuvre d’une potentielle emprise mentale sur ses membres ».

Aux personnes inscrivant leurs enfants dans une école alternative, l’organisme recommande de « faire des recherches sur la structure », d’« interroger les parents délèves et les professeurs », et d’être vigilant si l’enseignement « va a l’encontre des données scientifiques […] et historiques objectivement avérées », si « [leur] enfant répète un discours de manière quasi automatique », ou encore si « la structure incite [leur] enfant à se couper de son environnement et/ou de ses activis antérieures ».

Une école Steiner-Waldorf (Dortmund, Allemagne) / Photo : Mathias Bigge, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Y a-t-il d’autres alertes que celles de la MIVILUDES ?

Des alertes visant l’anthroposophie apparaissent aussi en-dehors de la MIVILUDES.

Par exemple, une « faible couverture vaccinale et de nombreux foyers épidémiques » a été constatée dans des écoles Steiner-Waldorf de multiples pays, en particulier concernant la rougeole, a récapitulé l’Afis, association française pour l’information scientifique, en 2020. L’article dresse une liste, « pas exhaustive », de huit épisodes en Europe en une dizaine d’années. La Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France « conteste la posture anti-vaccinale qui est attribuée à l’anthroposophie ».

En 2021, les services de l’éducation nationale ont décidé de la fermeture d’une école Steiner, une première en France, rapporte Charlie Hebdo. Selon le journal, il avait été constaté dans cet établissement des Hautes-Pyrénées « la persistance de manquements administratifs et pédagogiques » : des locaux « pas aux normes, et trop exigus », « les petits de l’école, en hiver, en promenade « éducative » en pleine tempête en montagne », « l’histoire et la géographie [non] traitées en classe », « les sciences [non] enseignées ».

Depuis, la fermeture d’une classe élémentaire d’une école Steiner des Pyrénées-Atlantiques a également été ordonnée par les services de l’État en juin 2024, écrit Sud-Ouest.

Dernier exemple, en Alsace : une école Steiner y a fait l’objet de trois plaintes en 2023, selon France 3 Grand Est. L’une, « pour négligence », vise des faits de « viols » dont aurait été victime une « fille de quatre ans », « par plusieurs enfants au sein de l’établissement ». La direction de l’école « réfute totalement » l’accusation de négligence et considère qu’il n’y a « pas de cas avéré ».

Les deux autres plaintes, pour « mise en danger de la vie d’autrui », font suite à l’allumage d’un feu en classe par une professeure dont l’objectif aurait été de faire inhaler la fumée aux enfants, « pour illustrer le parallèle de la matière qui se transforme, à l’image de leurs corps d’adolescent en pleine puberté », selon les témoignages recueillis par BFM Alsace. Une « enquête interne » a été diligentée, selon la direction.

Cette même école est aussi accusée par le rectorat de nombreux manquements, notamment de la présence de « quatorze professeurs qui exerceraient sans autorisation d’enseigner », a dévoilé le Figaro en 2024.

La critique de l’anthroposophie est-elle une exception française ?

L’anthroposophie fait l’objet de critiques également dans d’autres pays que la France, qu’il s’agisse d’enquêtes journalistiques ou de décisions officielles.

Par exemple, en Allemagne, le journal Die Welt a décrit les aspects « problématiques » de la pédagogie Steiner dans un article de 2022, et le Frankfurter Allgemeine Zeitung s’est intéressé en 2023 aux contestations de la biodynamie.

En Suisse, le Neue Zürcher Zeitung a publié en 2021 une longue enquête sur les dessous de l’anthroposophie.

Au Canada, le magazine Québec Science a synthétisé en 2022 l’état des connaissances scientifiques sur la biodynamie, concluant que le bio apporte « des résultats semblables ».

Enfin, dernier exemple : en Grande-Bretagne, les trois-quarts des 26 écoles Steiner-Waldorf ont échoué à leurs inspections par les services gouvernementaux en 2018, rapporte le Telegraph. Ce même journal avait au préalable publié une série d’enquêtes à propos de craintes portant sur la sécurité des élèves de ces établissements.

En quoi la biodynamie est-elle concernée par les alertes de dérives ?

La biodynamie n’est pas ciblée directement par les alertes de dérives. Cependant, elle y est liée financièrement : Le Monde a révélé en 2021 que l’entreprise Demeter International, qui gère le principal label biodynamique et récolte les cotisations des agriculteurs, « finance […], à hauteur de 100 000 euros par an, la Société anthroposophique universelle ».

Sur le terrain, Axel et Benjamin Guza témoignent par ailleurs d’« une forme d’endoctrinement », et jugent difficile, pour un agriculteur qui s’en rendrait compte, d’en sortir.

On se retrouve à défendre des choses corps et âme parce qu’on nous l’a appris d’une certaine façon. Par exemple, quand on disait « plus bio que bio », on était capable de le répéter 50 fois par jour sur un stand, sur un salon agricole, et de dire aux gens « non mais vous savez, là c’est plus bio que bio parce qu’on a le label de la biodynamie ». En fait, on ne pouvait pas expliquer plus que ça parce qu’on n’en savait strictement rien, mais on était même prêts à se battre, pas physiquement, mais au moins verbalement avec des gens qui nous disaient le contraire, parce qu’on arrivait à un point où c’était notre seul prisme de vision.

Axel Guza

D’être en biodynamie et d’adhérer plus ou moins loin à l’anthroposophie, quand on grandit dedans, il y a une sorte d’endoctrinement qui fait que derrière, c’est une porte ouverte vers plein d’autres croyances. Parce que l’anthroposophie étant très syncrétique, vu qu’elle rassemble beaucoup de religions et de croyances différentes pour essayer d’y faire adhérer pas mal de gens, c’est une porte sur le New Age. Et en fait, moi j’ai commencé ma vie d’adulte avec beaucoup, beaucoup de croyances New Age.

Benjamin Guza

Et là où est la problématique, c’est qu’un agriculteur voulant faire de la bio et qui se lance dans la biodynamie, qui au bout de 5 ans, comprend qu’il s’est fait avoir et qu’il a perdu 5 années de sa vie à faire des rites étranges, en fin de compte, il se dit « je suis déjà dans l’engrenage, je vais continuer à faire ça », même si les croyances ne le sont plus.

Axel Guza

En fait, le fait qu’il y ait les formations, il y a aussi un engagement financier, parce que vous devez financer Demeter, vous devez financer aussi vos préparations, etc. Et après, c’est très difficile d’en sortir. Les personnes peuvent se retrouver dans une dissonance et gérer cette dissonance, c’est très difficile.

Benjamin Guza

De son côté, Thérèse Fojcik-Mevel dit n’avoir « jamais rencontré de dérive sectaire ».

Il faut rester vigilant, quel que soit le mouvement auquel on a affaire. Dans tous les milieux, il peut y avoir des dérives, c’est humain. Personnellement, je n’ai jamais rencontré de dérive sectaire. Ça fait 40 ans que je fais de la biodynamie, ça fait 10 ans que je suis à Société Anthroposophique. Je me suis inscrite par moi-même en toute liberté. Si je veux ne plus y être, je peux arrêter mon adhésion sans problème. Mon expérience de la biodynamie, c’est au contraire que ça me rend plus autonome, c’est-à-dire qu’il n’y a pas quelqu’un qui a une emprise sur moi. L’anthroposophie est un chemin de connaissance qui questionne le visible et l’invisible. Dans la période matérialiste dans laquelle on est, c’est sûr que ça peut inquiéter parce que ce sont des choses qu’on ne maîtrise pas. Et en effet, il pourrait y avoir des personnes, en connaissant cette méthode, qui seraient tentées d’avoir une domination sur leurs semblables. Je n’en ai pas rencontré, mais j’entends de ce point de vue. Ce n’est pas le but du chemin de connaissance de l’anthroposophie. Je me référerai à deux ouvrages de Rudolf Steiner, « Philosophie de la liberté » et « Initiation » : dès les premières pages de ce livre, Rudolf Steiner indique l’importance de ne pas exercer de domination sur ses semblables.

Thérèse Fojcik-Mevel

En matière de dérives sectaires, l’agricultrice interroge plutôt le comportement des « firmes phytosanitaires ».

Au début du siècle dernier, les agriculteurs utilisaient du fumier pour composter leurs champs. Et on a réussi à les convaincre, à leur dire « arrêtez de prendre votre fumier », qui est pourtant gratuit et bon pour la terre, « arrêtez de prendre votre fumier, achetez des engrais chimiques ». Où est la dérive sectaire, elle est de quel côté ? Est-ce qu’elle est du côté de la biodynamie ou du côté des grandes firmes agroalimentaires et phytosanitaires ? Est-ce qu’elle n’est pas plutôt là, et que c’est une dérive matérialiste, une dérive financière ?

Thérèse Fojcik-Mevel

À cela, Cyril Gambari répond qu’« il y a un monde de nuances entre l’agriculture biodynamique inspirée des théories farfelues de Steiner et l’agriculture ultra-intensive qui va polluer la terre et empoisonner les hommes ». L’enseignant en biologie et écologie déclare n’être « ni pour une agriculture intensive et polluante qui contribue à financer le mondialisme effréné ni pour une agriculture magique qui contribue à financer un mouvement à dérive sectaire », mais se positionne « pour une agriculture respectueuse de l’environnement et des hommes, avec des techniques d’agro-écologie, en local, en bio ou en raisonné ».

Pour Benjamin Guza et Cyril Gambari, il est important d’informer les consommateurs de produits biodynamiques.

En achetant des produits biodynamiques, certes, on aide des producteurs et des productrices à vivre, mais derrière, eux se font avoir et financent un groupe ésotérique qui ne s’affiche pas clairement comme tel. Le problème central, pour moi en tout cas, c’est que l’anthroposophie ne se dévoile pas. Elle fait bien attention à ne pas montrer ses principes. Si les gens achètent des produits Déméter ou Weleda en connaissance de cause, en sachant tout ce que ça recèle derrière, personnellement, je m’en fiche. Mais la plupart du temps, le problème, c’est qu’ils ne le savent pas.

Benjamin Guza

On ne peut pas occulter cette partie-là. Ce serait facile de fermer les yeux sur cet aspect-là de la biodynamie. Mais selon moi, on ne peut pas. Quand on regarde qui va donner des formations au MABD pour les agriculteurs en biodynamie, on a des gens comme Jean-Michel Florin, par exemple. Jean-Michel Florin, dans sa biographie, il y a marqué formateur au MABD. Jean-Michel Florin, c’est aussi quand même le co-directeur de la section agriculture du Goetheanum, qui est le Vatican de l’anthroposophie. On est à ce niveau-là. Pour moi, ce n’est pas anodin que l’anthroposophie puisse avoir pignon sur rue comme ça.

Cyril Gambari

Ce ne sont ni les agriculteurs en biodynamie ni leurs objectifs que Cyril Gambari souhaite remettre en cause, mais plutôt leur méthode.

Je ne suis pas du tout contre les agriculteurs en biodynamie. Je ne suis vraiment pas contre ces personnes qui sont en train de faire un métier qui est hyper difficile et qui essayent de le faire bien. Les agriculteurs en biodynamie ne sont pas tous anthroposophes, loin de là. Pour moi, ce sont des gens qui veulent faire du bien à la planète, qui veulent faire du bien aux consommateurs et qui veulent aller plus loin que le cahier des charges de l’agriculture simplement bio. Et c’est légitime. Sauf que pour moi, la méthode qu’ils emploient est inefficace, peut conduire à des dérives de type sectaire et propage une idéologie, celle de l’anthroposophie, qui est, toujours à mon sens, nocive pour la société. Après, chacun est libre de faire ce qu’il veut là-dessus.

Cyril Gambari

Enfin, Benjamin Guza insiste sur le besoin, pour un agriculteur souhaitant se convertir en biodynamie, de se renseigner sur cette pratique.

Je lui conseille de creuser, creuser vraiment ce qu’est l’anthroposophie, autant sur les prétentions de la biodynamie que sur ses origines, et être au clair avec ça. Comme ça, au moins, il le fait en connaissance de cause.

Benjamin Guza