Un groupe de personnes exilées conduit au poste frontière, Montgenèvre, le 16 janvier 2021 - ©Juliette Pascal

Frontières : des « fictions juridiques » pour esquiver le droit international

Une « fiction juridique » : c’est ainsi que la Défenseure des droits a qualifié en avril dernier le stratagème que la France a mis en place à sa frontière avec l’Italie. Depuis 2015, l’administration a ainsi esquivé le droit international et décidé d’une politique de refoulement systématique des personnes exilées. Un procédé qui s’est accompagné de nombreux dénis de droits envers ces dernières.

ram05 a recueilli sur ce sujet les éclairages d’une enseignante-chercheuse et géographe.

Dans quel cadre se déroulent les contrôles aux frontières ?

La Défenseure des droits en rappelle l’historique dans sa décision-cadre rendue fin avril 2024. Il s’agit d’un rapport sur les pratiques des forces de l’ordre à la frontière franco-italienne, résultant d’une instruction menée entre 2022 et mars 2024. Le document est très sévère envers l’administration et conclut à de nombreuses atteintes aux droits des personnes interpellées à la frontière franco-italienne.

Pour résumer, le principe de base à l’intérieur de l’Union Européenne est la libre circulation, quelque soit la nationalité des personnes. Mais une exception est possible : un pays peut demander à l’UE un rétablissement des contrôles à ses frontières, « en dernier recours », et « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure ».

La France a enclenché cette procédure le 13 novembre 2015, jour des attentats en Île-de-France, pour lutter contre la menace terroriste. Depuis, elle la renouvelle tous les 6 mois.

Ces contrôles restent toutefois encadrés par le droit, rappelle Cristina del Biaggio, enseignante-chercheuse et géographe à l’Université Grenoble Alpes.

Ces contrôles aux frontières ne doivent pas s’apparenter à des contrôles systématiques ou des contrôles au faciès.

Cristina del Biaggio

« À partir de 2015, la France a demandé une dérogation du code frontière Schengen, dans lequel elle a demandé de pouvoir rétablir des contrôles frontières. Mais ceux-ci ne doivent pas s’apparenter à des contrôles systématiques aux frontières.

Dans ce cadre-là, la France a dû envoyer une liste des points de passage autorisés à l’Union européenne, et dans cette liste-là, il y a des endroits précis, des lieux précis, pour lesquels les forces de l’ordre ont le droit de faire des contrôles et des interpellations de personnes qui passent la frontière, et de pouvoir demander les raisons pour lesquelles les personnes passent la frontière.

Mais ils ne doivent pas, encore une fois, s’apparenter à des contrôles systématiques aux frontières ou des contrôles au faciès », retrace Cristina del Biaggio.

Un rétablissement des contrôles aux frontières, d’accord, mais dans des lieux précisément identifiés et pas de manière systématique.

La France a-t-elle respecté ces contraintes ?

Non, a observé la Défenseure des droits. Celle-ci mentionne d’une part des « contrôles systématiques et sans limitation de durée », ce qui est donc contraire au droit.

Mais surtout, la Défenseure des droits signale une « imprécision du tracé » et une « extension illégale » de la frontière franco-italienne.

Ainsi, les PPA, points de passages autorisés, dans les Hautes-Alpes, sont définis notamment comme les cols de Larche, Agnel, de l’Échelle et de Montgenèvre, la notion de col étant particulièrement « imprécise » et permettant donc des contrôles dans une zone trop large. La décision-cadre recommande d’établir des PPA « précisément délimités » et de communiquer leurs « coordonnées géographiques ».

L’administration est également pointée du doigt pour une autre pratique : considérer que les personnes interpellées ne se trouvent en fait pas sur le territoire français, et leur notifier un « refus d’entrée ».

On retrouve Cristina del Biaggio.

La France trouve des stratagèmes pour faire comme si la personne n’était jamais arrivée sur le territoire.

Cristina del Biaggio

« Dans une espèce de ce que les juristes appellent une « fiction juridique », la France trouve des moyens, des fictions, des stratégies, des stratagèmes pour faire comme si la personne n’était jamais arrivée sur le territoire.

D’ailleurs, cette décision s’appelle « refus d’entrée », ce qui montre bien que la personne n’est pas encore considérée comme étant entrée sur le territoire, comme ayant mis physiquement les pieds sur le territoire.

Donc on refuse d’entrer à des personnes à qui on devrait donner la possibilité de rentrer pour notamment demander une protection et donc l’asile », expose l’universitaire.

La France respecte-t-elle le droit international ?

En théorie chaque État doit garantir l’application du droit international et du droit d’asile sur son territoire.

« En gros, dès qu’une personne accède physiquement à un territoire, qu’elle pose ses pieds sur un territoire, cette personne peut faire valoir des droits, et notamment le droit de demander une protection au titre de l’asile.

Les États, donc la France aussi, doit garantir que ces droits soient respectés », rappelle Cristina del Biaggio.

Le raisonnement est donc simple : « vu que l’entrée sur le territoire garantit des droits, on fait semblant que la personne n’est pas entrée sur le territoire pour ne pas avoir à lui donner accès à ces droits », résume l’universitaire.

Cette sorte d’entre-deux, de zone grise au bord de la frontière, constitue un « détournement » du droit, estime la Défenseure.

Depuis la publication de ce rapport, les pratiques des forces de l’ordre à la frontière ont cependant évolué vers un meilleur respect des droits des personnes exilées, a constaté l’association Tous Migrants. Nous vous en parlions dans Le Forum Hebdo du 17 mai 2024.

Ce stratagème existe-t-il aussi ailleurs ?

La France, décidément, est avant-gardiste sur le sujet, relate Cristina del Biaggio.

La France a été une pionnière de ces fictions juridiques et territoriales, avec la création des zones d’attente dans les aéroports.

Cristina del Biaggio

« La France, déjà, a été une des pionnières dans la création de ces fictions juridiques et/ou fictions territoriales, notamment avec la création des zones d’attente dans les aéroports. Si je ne me trompe pas, c’était 1992. C’est toujours le même principe : la France décide qu’il y a certaines zones sur son territoire qui ne sont pas considérées vraiment comme faisant partie du territoire.

Il y a des chercheurs qui parlent aussi de « a-territorialité », pour dire que la France fait semblant que ces zones-là ne sont pas des zones qui appartiennent à son territoire », détaille la géographe.

Et des exemples d’État qui s’amputent d’une partie de leur territoire pour ne pas avoir à y appliquer le droit, il en existe plusieurs à travers le monde.

Un exemple assez éclatant a été décidé en 2001 en Australie, c’est ce que cet État appelle « l’excision territoriale »de ses côtes nord.

Cristina del Biaggio

« C’est le cas par exemple à la frontière entre l’Espagne et le Maroc, à Melilla, enclave espagnole sur le territoire marocain. L’Espagne a construit une barrière frontalière qui est en fait une triple barrière, trois grillages successifs parallèles dans l’espace qui créent une espèce de zone. l’Espagne a décidé que la zone justement qui se trouve entre les trois barrières n’est pas considérée comme étant territoire espagnol. Donc ça veut dire que la personne qui arrive à traverser un grillage qui se trouve dans cette zone entre les trois grillages n’est pas vraiment considérée comme étant sur le territoire espagnol. Et donc les forces de l’ordre les renvoient de l’autre côté, ce qui est encore une fois interdit par le droit international.

C’est la même chose avec la Hongrie qui a créé une espèce de bande frontalière d’une largeur de 8 km à l’intérieur de son territoire où elle a décrété que ce n’est pas vraiment la Hongrie.

Et je pense qu’un exemple assez éclatant a été décidé en 2001 en Australie, c’est ce que cet État appelle « l’excision territoriale ». L’Australie a décidé que ses côtes nord n’étaient pas vraiment son territoire et que les personnes qui arrivaient par bateau n’avaient aucun droit une fois débarquées sur la côte. Ils appellent ça « l’excision territoriale », ils enlèvent une partie du territoire de leur propre territoire », énumère Cristina del Biaggio.

Rendez-vous dans les podcasts de ram05 pour retrouver le point de vue de Tous Migrants sur les nouvelles pratiques des forces de l’ordre à la frontière. C’était dans le Forum Hebdo du 17 mai dernier (à partir de 3:15).