Rayon de bouteilles consignées © ram05

« C’est toute une filière qu’il faut faire sortir de terre » : comment la consigne fait son retour dans les Hautes-Alpes

92 % des français se disent favorables à la réintroduction de la consigne selon un sondage IPSOS réalisé en 2023. Après avoir progressivement disparu en France à partir des années 50, le réemploi des contenants en verre revient timidement mais sûrement. Expérimentée à grande échelle dans quatre régions depuis le 12 juin dernier, la consigne se développe aussi en Provence-Alpes-Côte d’Azur, notamment sous l’impulsion de l’association l’Incassable.

Les Biocoop de Gap, Embrun, Briançon, Saint-Chaffrey et le magasin Bio Des Cimes à Guillestre, vendent et récupèrent des bouteilles consignées. Derrière un geste en apparence simple se cache une panoplie d’acteurs qui opèrent en coulisse pour structurer et orchestrer une logistique complexe et invisible du grand public. Les dernières usines de lavage ayant disparu au profit des bouteilles jetées puis fondues dans des fours à 1500°C tournant 24h/24 pour recycler le verre « c’est toute une filière industrielle qu’il faut faire sortir de terre » explique Lisa Tichané, directrice adjointe de l’Incassable, une association membre de France Consigne, la fédération des acteurs du réemploi des bouteilles en verre.

On faisait de la consigne jusqu’au début des années 80, fin des années 70, et un jour on a inventé la bouteille en plastique jetable. À partir de là on a arrêté la bouteille en verre car c’était plus facile et moins coûteux de jeter des bouteilles en plastique. Depuis on s’est rendu compte que ça posait des problèmes environnementaux et de santé. Donc on revient au réemploi, sauf que toute l’industrie a disparu. Il y a encore une dizaine d’années il n’y avait plus d’usines de lavage en France. C’est ce qui fait que le réemploi se développe assez lentement pour l’instant. Il y a tout à refaire.

Lisa Tichané, directrice adjointe de l’Incassable

Moins d’énergie, moins d’eau, moins de matières premières

Une bouteille solide peut être réutilisée jusqu’à cinquante fois. Or, dans la plupart des circuits, l’ADEME a conclu que la bouteille réemployée était plus vertueuse dès sa deuxième utilisation : meilleur bilan carbone, moins d’énergie, moins de matière première et moins d’eau consommés. D’où le redéploiement de la consigne en verre, acté par la « loi antigaspillage pour une économie circulaire », dite loi Agec, qui fixe un objectif de 10 % d’emballages réemployées en 2027. Relancer la machine implique de rencontrer chaque maillon de la chaîne logistique.

Le point de départ, c’est d’accompagner techniquement les producteurs car ce n’est pas si simple : le choix de la bouteille, du papier, de la colle de l’étiquette, de l’encre… On fait cet accompagnement là pour être sûr que leurs bouteilles se laveront bien en bout de chaîne. Ensuite on accompagne les magasins, pour qu’ils puissent à la fois référencer les bouteilles réemployables et accepter que les consommateurs puissent les ramener en magasin. Et pour inciter le consommateur à ramener sa bouteille, on met en place une consigne monétaire de cinquante centimes qui lui sont rendus lorsqu’il ramène la bouteille. Enfin, on collecte ces bouteilles et les transporte dans un centre de tri pour qu’elles soient triées par format et par couleur avant de partir dans les centres de lavage.

Lisa Tichané, directrice adjointe de l’Incassable

Les collectivités, facilitatrices du redéploiement de la consigne ?

Avant sa disparition, le réemploi était pris en charge par les producteurs et les magasins. Les emballages à usage unique et le recyclage ont amené les collectivités à organiser et prendre à leur charge la collecte et la logistique du tri sélectif. Il y a donc une certaine logique à ce que les collectivités puissent être partie prenante de la renaissance de la consigne, estime Céline Brémond, fondatrice de Comm’Une Bouteille, association haut-alpine créée en 2022 et dont l’activité a depuis été intégrée par l’Incassable.

Dans certaines collectivités en France les syndicats de traitement de déchets appuient le structures de réemploi. On aimerait vraiment arriver à sensibiliser tous les syndicats de déchets locaux pour coopérer avec eux, ce serait vraiment chouette. On peut imaginer qu’au sein d’une communauté de communes qu’il y ait déjà un point de massification pour que l’on n’ait plus qu’à collecter ce point, mais aussi faire mieux connaître [ndlr : aux habitants] le pictogramme, les points de collecte pour que le réemploi devienne un réflexe.

Céline Brémond, Comm’Une bouteille

Le réemploi n’a pas pour vocation à être générateur de profit, avance Lisa Tichané, mais « le but est qu’il soit à l’équilibre pour qu’il puisse se pérenniser car le but n’est pas qu’il soit sous perfusion de subventions éternellement ». Au-delà d’un million de bouteilles réemployées par an, l’Incassable sera à l’équilibre économique. Un horizon qu’elle compte atteindre d’ici trois à quatre ans. Un million de bouteilles en Provence-Alpes Côte d’Azur, c’est aussi le seuil qui justifierait la création d’une usine de lavage, qui sont « des grosses machines » signale Lisa Tichané À l’heure actuelle, l’Incassable envoie ses bouteilles au lavage à Valence, l’usine la plus proche, et qui, avec celle de Montpellier, couvre les besoins des deux régions.

La standardisation des bouteilles, un frein au développement de la consigne

Pour optimiser les flux logistiques, la France Consigne a harmonisé les pratiques de ses membres, explique Lisa Tichané.

Le but c’est que les bouteilles puissent circuler sur l’ensemble du territoire national. Du coup il faut qu’on ait tous la même façon d’accompagner les producteurs, qu’on ait tous les mêmes standards de bouteilles et qu’on sache tous que la bouteille qui vient de Lille et qui arrive en région PACA puisse être collectée sans risque qu’elle ne se lave pas. Il faut donc qu’on travaille tous de la même manière.

Lisa Tichané, directrice adjointe de l’Incassable

Cette standardisation est l’un des principaux freins à la généralisation de la consigne, estime Lisa Tichané : « Cela fait quarante ans que le marketing explique aux producteurs que le packaging est leur élément de différentiation principal, donc cela demande vraiment des changements de philosophie ». C’est pourquoi les pionniers du retour de la consigne sont d’abord les producteurs et magasins avec une certaine éthique environnementale. Vignerons bio dans les Hautes-Alpes depuis 2020, Maxime et Angela des Raisins Suspendus ont opté pour les bouteilles réemployables dès leurs débuts.

Au bout d’un moment, il faut juste être d’accord avec ce que l’on a envie de faire. Nous à partir du moment où on voulait rester éthique, l’esthétique était moins prioritaire. Maintenant il y a quand même un large choix de bouteilles : classique, Bourgogne, Bordelaise, de différentes teintes. De notre côté on est juste limité sur la bouteille de pétillant blanche qui n’est pas référencée, il faut prendre du vert donc cela ne nous convient pas forcément. Autrement, on est très satisfaits des modèles et des teintes qui existent à l’heure actuelle.

Maxime Aerts, vignerons aux Raisins Suspendus

Aujourd’hui, l’Incassable s’aligne sur les prix du neuf pour fixer le coût de ses bouteilles consignées pour éviter un surcoût aux producteurs. À terme, L’Incassable estime pouvoir proposer des coûts plus concurrentiels.

Le coût de la bouteille dépend du nombre de bouteilles collectées, triées et lavées. Aujourd’hui on est dans une industrie qui n’est pas très rentable car les volumes sont faibles. Le jour où les volumes seront très importants, on fera des économies d’échelle donc cela pourra être plus intéressant.

Lisa Tichané, directrice adjointe de l’Incassable

Pour les Raisins Suspendus, fonctionner en bouteilles consignées « ne change strictement rien » sinon un léger surcoût à la livraison. En effet, le manque de bouteilles réemployables en circulation oblige l’entreprise à commander en plus des bouteilles à usage unique en complément.

Côté magasin en revanche, le passage au réemploi implique une manutention quotidienne, que la Biocoop d’Embrun juge minime, mais qui augmente avec la taille du magasin, témoigne Sébastien Merle, responsable de magasin à La Graine de Lin.

Quand on reçoit la marchandise qui arrive des fournisseurs, on vérifie qu’il y ait le pictogramme sur la bouteille. C’est un pictogramme qui indique qu’elle est apte au réemploi. Ensuite on y appose la petite vignette « Je suis consignée : 50 centimes ». Le client l’achète, règle la consigne, et lorsqu’il la ramène on lui rembourse et on met la bouteille de côté en attendant de les centraliser dan un grand casier métallique. Une fois qu’il est rempli à 80%, j’envoie un mail à l’Incassable qui organise une collecte.

Toucher la grande distribution, un challenge incontournable pour changer d’échelle

Convaincre les grandes enseignes de devenir des points de collecte, c’est maintenant le principal challenge de l’Incassable. L’étape indispensable pour changer d’échelle et généraliser la pratique. « C’est plus lent et plus long, explique Lisa Tichané, car la grande distribution ne voit pas forcément l’enjeu écologique comme une priorité ». Dans les Bouches-du-Rhône, l’Incassable a tout de même réalisé une belle victoire en faisant entrer deux magasins dans la boucle, tandis que dans les Hautes-Alpes, Céline Brémond espère voir des négociations aboutir prochainement. À défaut de faire mouche auprès des grandes enseignes avec les arguments environnementaux, les défenseurs du réemploi insistent sur l’attrait des consommateurs pour la démarche.

Il y a un argument de clientèle car certaines personnes veulent consommer « responsable ». Il y a des gammes qui portent le pictogramme en grande distribution et de plus en plus de clients demandent ce qu’il signifie, notamment pour des gammes locales. Donc les clients demandent parfois pourquoi ils ne peuvent pas rapporter leurs bouteilles dans leur supermarché.

Céline Brémond, fondatrice de Comm’une bouteille

Un taux de retour à améliorer : « il faut qu’on soit patient »

Autre enjeu important pour la Fédération du réemploi : sensibiliser le grand public à la consigne pour augmenter le taux de retour, relativement faible pour le moment. Or, l’intérêt écologique de la consigne va de pair avec le nombre de réutilisations des bouteilles rappelle Lisa Tichané.

Plus on utilise la bouteille et plus on démultiplie les bénéfices écologiques donc l’objectif est d’avoir un taux de retour le plus élevé possible pour que la bouteille puisse avoir de nombreuses vies, jusqu’à cinquante si elle est suffisamment solide. Aujourd’hui on doit être autour de 50% de taux de retour. Une fois sur deux le consommateur oublie de ramener sa bouteille, donc il y a un gros travail à faire pour reprendre des habitudes vertueuses pour ne pas garder ces bouteilles à la maison ou la mettre à la benne à recyclage par erreur. Mais c’est très long, donc le réemploi va mettre des années à se réinstaller. Là-dessus il faut qu’on soit patient.