Cantines : le bio et le local, puissant levier pour changer l’agriculture
7 milliards de repas1. C’est ce que servent chaque année en moyenne les restaurants des écoles, collèges, lycées, universités et administrations en France. La restauration collective est un puissant levier pour transformer l’alimentation, et donc, l’agriculture. Lieu de mixité sociale, c’est aussi l’endroit idéal pour éduquer à une bonne alimentation, avec des enjeux de santé publique. Quelles sont les difficultés, quelles “croyances limitantes” freinent encore l’introduction de plus de bio, de local et de saveurs dans les assiettes de la restauration collective, et comment les surmonter ?
Depuis janvier 2022, la loi Egalim prévoit que les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public intègrent 50% de produits dits « de qualité et durables », dont au moins 20 % de produits biologiques. C’est encore loin d’être le cas selon Colline Bourru, chargée de mission restauration collective au sein d’Agribio 05. Depuis juin dernier, elle accompagne des collectivités locales des Hautes-Alpes dans ce changement.
En France, certaines cantines font école. À Mouans-Sartoux, « les restaurants scolaires alimentent les trois établissements de la commune, disposent de leur propre cuisine, d’un cuisinier et de sa brigade. » explique le site de la mairie, précisant également que « les produits utilisés sont 100 % bio et issus pour la grande majorité des légumes de la récolte de la Régie Agricole de Haute Combe, » une régie communale agricole créée à cet effet. Dans les Hautes-Alpes, la cuisine centrale de Briançon est également remarquée au niveau national pour la démarche qu’elle a engagée : réussir le pari de passer à plus de 75 % de bio, pour moitié issu de filières locales. C’est aussi une des plus grandes cantines labellisées bio Ecocert 3 avec 600 repas servis par jour dans les écoles primaires et maternelles de la ville. Une démarche progressive, entamée en 2013, décrite par Nathalie Allamanno, responsable de la restauration scolaire.
On a commencé par introduire quelques produits bio, toujours de saison et locaux. Notamment le fromage, car avant c’était des produits emballés sous plastique qui coûtaient très chers puisque c’était de l’individuel.
Nathalie Allamanno, responsable de la restauration scolaire à Briançon
Le tout en abaissant le coût de revient du repas, passé de 2,80 euros à 1,90 euros. Ce uniquement pour les denrées, sans compter la main d’œuvre. Un étude, avec des pesées aliment par aliment, école par école, a permis de réduire les grammages et le gaspillage. Ce travail de fourmi se poursuit au fil des retours des personnels de service. Les enfants sont servis selon leur faim depuis des grands plats collectifs.
Le fait d’ajuster les quantités, de faire nous-même notre cuisine maison, de n’utiliser que des produits bruts et de les transformer en cuisine, ça nous a permis de faire des économies.
Nathalie Allamanno, responsable de la restauration scolaire à Briançon
Le développement au même moment de l’association Échanges Paysans, depuis devenue une coopérative, a été un vrai coup de pouce, permettant une coopération avec les producteurs bio du département. Et ce via des marchés publics.
Les yaourts sont passés bio et on a encore fait mieux : au lieu de les avoir par unité dans des petits pots, on les a maintenant par seau.
Nathalie Allamanno, responsable de la restauration scolaire à Briançon
Parmi les autres avantages de cette nouvelle méthode, la complémentarité avec le tourisme pour les producteurs locaux, selon Kevin Rio, chef de production pour la cantine à Briançon.
Les touristes ne sont pas forcément là pendant la période scolaire, et nous on intervient [à ce moment-là] et ça leur permet de passer leur stock.
Kevin Rio chef de production pour la cantine à Briançon
Kevin Rio affirme ne jamais avoir rencontré de problème d’approvisionnement grâce à une bonne anticipation, avec des commandes passées un mois à l’avance. Le travail est organisé à la semaine, avec deux livraisons de légumes hebdomadaires.
La pomme de terre sautée, ça va être du 130 kg. On est 5 en production cuisine, on met notre force de main-d’œuvre sur des étapes clé au jour le jour.
Kevin Rio chef de production pour la cantine à Briançon
Et pour éplucher 130 kilos de patates, il faut se retrousser les manches ! Ce modèle n’étant pas enseigné dans les écoles de restauration, l’équipe de cuisine a du se former, notamment auprès de Gilles Daveau, spécialiste en cuisine alternative venu de Nantes. Devenue pionnière, la cuisine centrale de Briançon propose désormais une formation en partenariat avec l’association « Un plus bio ».
La matinée en général c’est pour tout ce qui est théorie, pourquoi une alimentation durable, à quoi ça sert. Et l’après-midi c’est plutôt le côté technique, pratique, ateliers.
Nathalie Allamanno, responsable de la restauration scolaire à Briançon
Une formation qui attire des collectivités locales de toute la France et dont l’équipe aurait elle-même aimé bénéficier en 2013 pour éviter les multiples tâtonnements auxquels elle a dû faire face. Aujourd’hui, le tarif du repas est de 3,32€ pour les familles.
S’il y a un bien sujet consensuel, c’est celui de la « bonne chaire ». Et pourtant, même si tout un chacun aspire à bien manger, l’adhésion à la restauration collective reste très variable d’une cantine à l’autre. Certains établissements peinent à séduire. Fin février, à la cité scolaire d’Embrun, plusieurs dizaines de parents et élèves ont organisé une action « boycott du self » pour dénoncer la qualité et la quantité des repas servis, insuffisantes selon eux. Ils revendiquent le soutien d’au moins 140 parents d’élèves réunis au sein d’un groupe Whatsapp. Selon eux, de plus en plus d’élèves délaisseraient la cantine pour acheter leurs repas dans le centre-ville.
Comment expliquer que l’ensemble de la restauration collective n’opère pas cette transformation vers des repas cuisinés maison, à partir de produits frais, locaux et issus de l’agriculture biologique ?
Premier frein le plus évoqué : le coût des repas qui devrait forcément augmenter pour atteindre ces objectifs. À ce sujet, Nadine Gallot-Girardo, cuisinière formatrice pour le collectif Les Pieds dans le Plat, qui a déjà formé plus de 6 000 professionnels de la restauration depuis sa création, évoque une “croyance limitante”.
Les établissements que nous accompagnons, aujourd’hui en 100% fait-maison, local et bio, on est aux alentours de 2€ de prix de revient matière […] On voit très bien que nourrir 100% maison, local et bio ne coût pas plus cher.
Nadine Gallot-Girardo, cuisinière formatrice pour le Collectif Les Pieds dans le Plat
Selon l’étude de l’observatoire national “Un plus bio”, les collectivités qui proposent des repas bio à la cantine continuent de maîtriser leur budget, avec un coût denrée moyen de 2,14 euros par repas pour 36 % de bio en moyenne sur l’échantillon.
Arnaud Chary, directeur de la coopérative Échanges Paysans basée dans les Hautes-Alpes et qui met en lien une soixantaine de producteurs des 04 et 05 avec des restaurants collectifs sur l’ensemble de la région, confirme le fait qu’une restauration à base de produits bio n’est pas forcément plus onéreuse. “Ligne par ligne, certains produits sont plus chers mais il faut regarder sur la globalité, et certains producteurs, du fait des volumes de commande peuvent baisser leurs prix”, explique Arnaud Chary.
Et quand bien même, in fine, le prix constaté serait plus élevé, la réduction du gaspillage alimentaire permettrait de compenser cette augmentation, expliquent les personnes interrogées. Dans un rapport sur la restauration collective de 2020, l’ADEME était arrivé au chiffre de 120 grammes de nourriture jetés par convive et par repas. Soit un coût estimé à 68 centimes par convive et par repas.
Une fois les bonnes volontés réunies pour transformer un restaurant collectif, encore faut-il trouver offre à son pied. Autrement dit, l’offre régionale est-elle suffisante pour que les cantines puissent s’approvisionner en 100% local ?
Pour répondre à cette question, Arnaud Chary prend l’exemple des yaourts.
Pour l’instant on n’a pas de problème de disponibilité, mais si on en venait à 100% d’approvisionnement local, on ne produirait pas assez de lait à l’échelle régionale pour alimenter la région aujourd’hui.
Arnaud Chary, Échanges paysans
Passer immédiatement à un approvisionnement 100 % régional sur les produits laitiers serait donc impossible à ce jour selon Arnaud Chary. Mais les institutions, de par les volumes et la stabilité de leurs commandes représentent un puissant levier pour transformer voire relancer l’agriculture afin qu’elle puisse répondre à leurs besoins.
Ça remotivera aussi des producteurs laitiers, à produire plus, peut-être à s’installer, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Arnaud Chary, Échanges paysans
Récemment, Échanges Paysans échangeait avec la ville de Marseille pour son Plan Alimentaire Territorial. Rien de moins que 55 000 repas identiques à servir quotidiennement. La coopérative Échanges Paysans peut répondre au coup par coup à des commandes mais pas au quotidien. Une solution pourrait être de privilégier des petites cuisines réparties dans les établissements plutôt que de grandes cuisines centrales.
Avoir plutôt une multitude de cuisines à petite échelle, justement pour pouvoir organiser plusieurs repas différents.
Arnaud Chary, Échanges paysans
Globalement, Arnaud Chary estime qu’il reste une marge importante avant d’atteindre le plafond de ce que peut fournir l’offre régionale en bio. Des propos que confirme Colline Bourru, particulièrement pour les Hautes-Alpes.
La chance qu’on a sur les Hautes-Alpes, c’est qu’on est le premier département en pourcentage de surface bio, avec 40 % de la surface en bio, avec une diversité de production. Et une organisation déjà existante avec une plateforme logistique, la société coopérative Echanges paysans gérée par les producteurs.
Colline Bourru, chargée de mission restauration collective Agribio 05
Autre frein pour transformer la restauration collective : les compétences à mettre en œuvre pour cuisiner sur place, à partir de produits frais. Pour Arnaud Chary, l’anticipation est le maître mot. Exemple : des pois-chiche en conserve peuvent immédiatement être intégrés au plat, à l’inverse de légumineuses cuisinées sur place, qui nécessitent une prise en compte des temps de trempage et de cuisson. Là-aussi, pas de fatalité pour Nadine Gallot Girardo.
Aux politiques aussi de faire ce qu’il faut pour accompagner ces personnes : en faisant de la formation, des diagnostics, des études de faisabilité, etc.
Nadine Gallot Girardo, collectif Les Pieds dans le plat
Pour y parvenir, “l’humain” est également important, car pour mettre en œuvre de tels changements d’habitudes, il faut “entraîner toute l’équipe” dans ce projet, complète Nadine Gallot Girardo.
Enfin, il faut changer les habitudes en termes de commande. Beaucoup de grosses cantines ont l’habitude de passer par des grossistes avec des marchés publics globaux pour l’ensemble de l’approvisionnement. On peut segmenter ces marchés publics pour rendre l’accès possible aux producteurs bio, recommande Colline Bourru.
Segmenter par exemple un lot de légumes bio auquel pourrait répondre un maraîcher, alors qu’il ne pourrait pas répondre sur les fromages.
Colline Bourru, Agribio 05
Pour aider les producteurs à s’adapter aux besoins de la restauration collective, l’association Agribio 05 les accompagne également.
On peut prendre l’exemple des légumes qui peuvent avoir un besoin de calibre particulier ou qu’ils soient déjà lavés.
Colline Bourru, Agribio 05
L’aspect “règlementaire” et particulièrement les obligations de passer des marchés publics peut aussi rendre la tâche plus difficile. C’est pour cela que le collectif Les Pieds dans le Plat a renforcé son équipe d’une juriste spécialisée sur les marchés publics de la restauration afin de proposer des “astuces” pour contourner ses difficultés. Elle explique que certains établissements accompagnés sont même allés jusqu’à payer des pénalités pour rompre des marchés en cours et repartir sur une autre base plus rapidement.
En conclusion, Nadine Gallo-Girardot assure que la clé reste la volonté politique, point de départ des projets de transformation, prenant l’exemple des régies agricoles communales, qui demandent parfois des gestes forts de la part de la commune.
On voit que petit à petit, certaines communes s’intéressent à remettre des jardins en régie. […] Le maire de Châteauneuf le Rouge, dans les Bouches-du-Rhône, a carrément acheté des terrains qui n’étaient pas agricoles pour faire un potager en régie. Donc tout ça est politique et les élus ont aussi la possibilité de faire des choses.
Nadine Gallo Girardot, collectif Les Pieds dans le plat
1 « La restauration collective, reflet de la culture alimentaire française » – Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire – 14 février 2020