2.1 M€ les 67 hectares aux Cristayes : une délibération trompeuse et un prix qui ne passent pas
Le 5 décembre 2023, le maire de Gap a dévoilé à la presse un projet de création d’une plateforme de compostage sur le site des Cristayes, justifiant selon lui l’achat de 67 ha de terres, dont 4 seulement seront utilisées. Personne à ce jour n’a contesté l’utilité de cette plateforme. En revanche, la méthode, le coût pour le contribuable et l’impact sur le prix du foncier agricole sont pointés du doigt de toutes parts. Un projet d’utilité publique justifie-t-il de s’affranchir des règles de la démocratie locale ? C’est la question que pose en creux cette acquisition à 2,1M€.
Charlotte Kuentz : « Je vous repose la question comme vous l’a posée Mme Allemand, comme vous l’a posée Mme Butzbach : pourquoi ? Pourquoi vous déstabilisez le fonctionnement agricole du territoire en achetant à un prix qui n’est pas celui qu’il devait être ? Il y a une raison, expliquez-la nous ? »
Roger Didier : « Non »
Extrait du Conseil Municipal de la ville de Gap du 29 septembre 2023
En Conseil Municipal le 29 septembre 2023, les groupes d’opposition cherchent tous à comprendre l’objet de la délibération que le maire de Gap s’apprête à leur demander de voter. Pourquoi acheter à tout prix – au sens propre – 67 ha de terres sur le site de Cristayes ? Officiellement, selon l’argumentation qui accompagne la délibération présentée ce jour-là, il s’agit de créer une « ceinture verte en périphérie des surfaces urbanisées. » Autrement dit, préserver les terres d’une artificialisation future. Sceptique sur cette intention exposée et surtout sur le montant de cette acquisition, Ambition pour Gap demande à la préfecture d’exercer son contrôle de légalité. Les deux autres groupes, Gap Autrement et Territoires, Écologie et Solidarité saisissent le Tribunal Administratif pour obtenir l’annulation de la délibération.
L’opposition avait vu juste, car le 5 décembre, Roger Didier annonce en conférence de presse la destination réelle de cet achat. Exit la « ceinture verte », il s’agit désormais d’implanter une plateforme de compostage aux Cristayes pour accueillir les biodéchets de l’agglomération et les boues de la station d’épuration. Actuellement, ces boues sont stockées à proximité immédiate du futur abattoir, compromettant son ouverture pour des questions sanitaires.
Aucun des groupes d’opposition n’a remis en cause le projet en lui-même. Mais Esther Gonon d’Ambitions pour Gap regrette l’opacité avec laquelle le maire a procédé.
J’aurais trouvé ça normal en tant que conseiller municipal d’avoir une information concernant la destination de ce bien [ndlr : au moment du vote]
Esther Gonon, conseillère municipale du groupe Ambitions pour Gap
« Tout membre du conseil municipal a le droit, dans le cadre de sa fonction, d’être informé des affaires de la commune qui font l’objet d’une délibération » stipule d’ailleurs le code général des collectivités territoriales. Pourtant, la préfecture a fait le choix de ne pas « déférer la délibération », c’est à dire de ne pas porter l’affaire devant le juge administratif. Cette position revient à dire que la préfecture présume qu’il n’y a pas d’illégalité dans la délibération. Selon nos informations, une réunion s’est tenue dès le printemps 2023 entre la préfecture et le maire de Gap pour évoquer le projet de plateforme de compostage des boues d’épuration. Contactée par ram05, la préfecture botte en touche mais développe pourtant un argumentaire favorable alors même que la conférence de presse rendant public le projet pour la première fois n’a pas encore eu lieu, ce qui accrédite le fait que les services de l’Etat avaient bien eu connaissance du projet en amont. « Le déplacement des boues et composts issus de la STEP contribuent à l’amélioration de l’environnement immédiat d’un futur pôle viande [ndlr : en permettant l’ouverture de l’abattoir] visant à conforter le développement de la filière viande dans le département des Hautes-Alpes. La solution envisagée par l’agglomération de Gap est par ailleurs de nature à réduire les nuisances aux riverains. » explique la préfecture dans sa réponse le 23 novembre 2023. Si le préfet ne s’est pas montré incisif au point de déférer la délibération, il a toutefois adressé une « lettre d’observation » au maire de Gap, dont la préfecture refuse de communiquer le contenu. Ambitions pour Gap n’en démord pas et estime que le contrôle de légalité aurait dû aboutir à une réécriture de cette délibération, juridiquement fragile.
Le contrôle de légalité aurait dû demander au maire de reprendre sa délibération, notamment dans son argumentaire, car elle souligne uniquement une nécessité de protection des terres agricoles et elle ne parle nullement de projet d’intérêt général.
Charlotte Kuentz, conseillère municipale du groupe Ambitions pour Gap
Côté syndicats agricoles, seule la Confédération Paysanne a pris position, se disant « pour les projets locaux de traitement et de valorisation des boues d’épuration et biodéchets » mais dénonçant l’artificialisation des 4 ha de sols que la plateforme pourrait engendrer. « Il y aura toujours une bonne raison d’artificialiser des terres agricoles » résume Anne Aït Touati. La co-porte-parole de la Confédération Paysanne alerte aussi sur la déstabilisation du marché du foncier agricole que risque de causer la vente. Car à 2,1 M€ – soit 30 000€ l’hectare, cette transaction se place bien au-dessus des prix du marché. Le 29 décembre 2023, l’outil Géo Marché de la SAFER PACA donne une valeur de 9500€/ha de terre agricole irriguée. Or, sur les 67 ha des Cristayes, seul un quart est agricole. Le reste n’est que bois, taillis et landes. Ce qui signifie qu’une majeure partie du terrain, sans valeur particulière, est vendue à prix d’or.
Pour objectiver sur la valeur du terrain, Ambitions pour Gap a missionné un consultant foncier référencé à la Cour d’Appel de Grenoble. Son rapport conclut à une valeur totale de 375 890 €, soit six fois moins que le prix négocié par le maire de Gap. Les Domaines de France, chargés d’évaluer la valeur des biens achetés ou vendus par les collectivités, retiennent une valeur d’1,6 M€ avec une marge d’erreur de 10 %. Comment justifier un tel écart entre les estimations et le prix d’achat négocié ? Ambitions pour Gap avance trois hypothèses.
Les explications que l’on a, c’est d’une part que l’estimation des Domaines a été faite alors même qu’ils connaissaient déjà le prix annoncé par le maire de Gap [ndlr : l’avis des Domaines a été émis le 26 septembre 2023, soit trois jours avant le Conseil Municipal]. Donc ils ont été influencés dans leur lecture. Une autre explication c’est qu’aujourd’hui les Domaines sont sur Avignon, qu’ils ne se déplacent pas, n’ont pas visité le site, n’ont pas conscience de l’accès, du relief, des enjeux agricoles du territoire. La troisième explication c’est qu’ils ont pris en référence la ferme de l’hôpital. Sauf que la qualité agricole de ce site [ndlr : de l’hôpital] est nettement supérieure donc le prix est plus important. Et il a été oublié que le domaine de la ferme de l’hôpital comptait également de la surface constructible.
Charlotte Kuentz, conseillère municipale du groupe Ambitions pour Gap
Si le rapport de l’expert indépendant – que la rédaction de ram05 a pu consulter – conclut à un prix si différent, c’est en effet qu’il exclut certaines ventes que les Domaines, à l’inverse, ont retenues dans leur calcul. De manière générale, les évaluations foncières s’appuient sur des exemples récents de ventes de terrains situés à proximité et dont les caractéristiques sont proches. Or, sur les sept » termes de comparaison » retenus par les Domaines, le rapport en exclut trois, jugeant leurs caractéristiques trop éloignées. De plus, le rapport estime « fort étonnant » que les Domaines arrivent à un prix aussi élevé pour l’ensemble du foncier non-bâti des Cristayes. Alors que le terme de comparaison choisi pour les « bois » et « taillis » est une vente de 2014 effectuée à 2 200€ l’hectare, les Domaines évaluent au final à un montant de 23 800€ des terrains semblables. Une multiplication par dix en dix ans, souligne le rapport.
Au-delà d’un prix à l’hectare déconnecté du marché, l’acquisition d’une telle surface pour un projet qui n’en consommera que quatre soulève des interrogations. En conférence de presse, le maire de Gap a assuré n’avoir pas eu la possibilité d’acheter uniquement les 4 hectares nécessaires au projet. L’élu a par ailleurs nié le risque de déstabilisation du foncier agricole, estimant qu’il suffirait de ne pas en tenir compte dans les estimations du prix des ventes futures. Un argument sans fondement, juge Gérard Mercier, administrateur de Terres de liens PACA, une association qui mobilise de l’épargne solidaire, des dons, des legs et des donations pour acquérir des terres agricoles pour garantir à long terme qu’elles ne soient pas détournées de leur usage.
A partir du moment où il y a un acteur qui intervient sur des terres agricoles avec une offre de prix de ce niveau-là, les gens qui ont des terres sur Gap et aux alentours vont se dire que cela vaut le coup de ne pas les céder au prix habituel.
Gérard Mercier, administrateur de l’association Terres de liens PACA
Roger Didier a justifié ce coût élevé par le fait que le terrain portera à terme « un nouvel actif économique », faisant référence à la plateforme de compostage. Mais tous les acteurs du monde agricole contactés par ram05 dont une source interne à la SAFER ont battu en brèche cet argument, observant que ce raisonnement constituait la définition même de la spéculation. Lutter contre la spéculation sur le foncier agricole, c’est justement la raison d’être de la SAFER, rappelle Gérard Mercier.
La SAFER a pour mission public, confiée par l’Etat, de réguler le prix du foncier agricole. Elle a des moyens légaux, en particulier un droit de préemption, avec révision de prix. Donc elle a les instruments voulus pour ça et doit pouvoir décider une intervention si effectivement elle le souhaite.
Gérard Mercier, administrateur de l’association Terres de liens PACA
Contactée par la rédaction, la SAFER PACA et le directeur de l’antenne Hautes-Alpes Aurélien Lequette se refusent à tout commentaire tant que la SAFER n’aura pas été notifiée de la vente par le notaire. C’est à ce moment-là seulement qu’elle pourra étudier le dossier et décider de bloquer la vente ou non, explique Aurélien Lequette.
En parallèle, les groupes d’opposition Gap Autrement et Territoires Ecologie et Solidarité attendent le jugement de leur recours au tribunal administratif, dernier outil pour faire annuler la délibération autorisant la ville de Gap à réaliser cette acquisition. Marie-Jo Allemand précise à ram05 que l’argumentaire du recours reposera notamment sur le fait que la vente a été actée à travers une « délibération mensongère » et que les Domaines ont envoyé leur avis à un moment où le prix avait déjà été convenu entre le maire de Gap et le vendeur. Si le recours est rejeté, la SAFER pourrait encore faire jouer son droit de préemption.