Plongée au tribunal judiciaire de Gap

Après deux années perturbées par la crise sanitaire, le tribunal judiciaire de Gap a fait salle comble fin janvier 2023 pour son audience solennelle de rentrée. L’occasion de faire le point avec le procureur de la République, Florent Crouhy, et la présidente du tribunal, Sophie Boyer, sur le manque de moyens humains de la justice française et ses conséquences, les particularités de la délinquance dans les Hautes-Alpes, et la première session de la Cour criminelle prévue en mai 2023.

En novembre 2021, dans une tribune, quelque 3000 magistrats et greffiers alertaient l’état de délabrement de la justice française. « Une justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout », écrivaient ces professionnel.le.s de la justice, après le suicide d’une de leur jeune collègue. Depuis, le gouvernement a présenté un plan d’action qui se veut inédit pour la justice, avec un budget en hausse et des créations de poste.

Au tribunal judiciaire de Gap, cela s’est traduit en 2022 par la création d’un dixième poste de magistrat au siège et d’un quatrième poste au parquet. Mais ces postes ne sont pas encore pourvus faute de candidats. La juridiction continue donc de tourner avec 8 juges au siège et 3 parquetiers.

La France compte 11,2 juges pour 100 000 habitants en 2020, contre 22 en moyenne en Europe, et 3,2 procureurs contre 11,8 en moyenne. Mais il n’est pas sûr que la promesse d’Emmanuel Macron de créer 1 500 postes de magistrats au cours du quinquennat suffira à combler le retard. Sophie Boyer, présidente du tribunal, a sorti la calculette, sachant que les Hautes-Alpes comptent 142 000 habitants.

Au parquet, le défi est le même. D’autant que le département des Hautes-Alpes ne compte qu’un parquet, contrairement à trois par exemple dans l’Isère. Ce qui engendre des charges supplémentaires, comme l’organisation d’une session d’assises une fois par an.

Sans compter un sous-effectif criant pour les fonctionnaires et greffiers, qui font tourner la justice au quotidien. Ces fonctionnaires sont actuellement 34 au tribunal de Gap, en comptant les contractuels, un statut très précaire. La moyenne européenne est de 58 fonctionnaires pour 100 000 habitants. « Aujourd’hui, le système ne tient que grâce à l’engagement et à l’abnégation des magistrats et des fonctionnaires de greffe », constatait François Molins, procureur général près la Cour de cassation début janvier. Sophie Boyer place tous ses espoirs dans le budget « exceptionnel » promis par le ministre de la justice Eric Dupont-Moretti.

Précisons que le procureur de la République Florent Crouhy et la présidente du tribunal ont bon espoir de recruter les trois magistrats manquant dès 2023.

Quelles sont les conséquences pour les justiciables ? Un tribunal, c’est aussi une question de gestion de flux. Le parquet enregistre plus de 9 000 nouvelles procédures pénales chaque année (9 474 en 2022), mais seules quelques 1 200 feront ensuite l’objet de poursuites pénales. Une activité relativement stable et absorbable, selon le procureur.

Lors de l’audience solennelle de rentrée, Florent Crouhy a ainsi regretté l’obligation de classer sans suite des plaintes qui n’ont pas fait l’objet d’enquêtes, faute de temps. Les délais de convocation au pénal vont de 1 mois et demi à 4 mois. On ne peut pas en dire autant du civil, qui représente des volumes beaucoup plus importants qu’au pénal. On compte environ 2 500 affaires en cours. Sans compter le service de protection des majeurs, celui qui s’occupe des tutelles, avec quelques 2 000 dossiers.

Moins médiatiques, il s’agit pourtant de litiges touchant au quotidien des citoyens. Le civil, ce sont les conflits entre locataires et bailleurs, les troubles du voisinage, les difficultés de terrain, de servitude. Ainsi que les problèmes de contrats, de responsabilité dans les contrats de vente, de construction, la responsabilité médicale, la responsabilité en droit du travail. Mais aussi le pôle familial, avec les séparations, les droits de gardes d’enfant, les ordonnances de protection. Là encore, la présidente du tribunal de Gap a sorti la calculette.

Le tribunal cherche à répondre à ces litiges du quotidien en privilégiant les modes alternatifs de règlement, via la conciliation et la médiation. Quant au service de protection des majeurs vulnérables, il s’agit souvent de mesures lourdes : sauvegarde, curatelle et tutelle. Ces mesures sont en augmentation dans le département, tout comme au niveau national.

A noter que parmi les deux postes de juges vacants à Gap, il y a justement un poste de juge des contentieux et de la protection. Le parquet de Gap enregistre plus de 9 000 dossiers au pénal chaque année, une activité relativement stable. Avec des priorités inchangées pour 2023 : la lutte contre les violences intrafamiliales, le trafic de stupéfiants, l’immigration irrégulière, et les atteintes à l’environnement. Selon le procureur de la république de Gap Florent Crouhy, le taux de délinquance reste inférieur dans les Hautes-Alpes au niveau national.

Fait marquant, les comparutions immédiates ont fortement augmenté depuis son arrivée. Elles sont passées de 39 en 2019 à 102 en 2021 et 82 en 2022. Un choix de politique pénale assumé.

Comme au niveau national, plusieurs des indicateurs de la délinquance, enregistrés par la police et la gendarmerie, sont en hausse en 2022 dans les Hautes-Alpes par rapport à l’année précédente. Notamment les coups et blessures volontaires, les violences intrafamiliales et les violences sexuelles. On écoute Sophie Boyer, présidente du tribunal judiciaire, au sujet de la lutte contre les violences intrafamiliales. En la matière, la petite taille du tribunal est plutôt un atout.

Un poste de chargée de mission violences intrafamiliales, rattachée au parquet, fait le lien entre les différents services. Pour la première fois dans les Hautes-Alpes, une cour criminelle siègera en mai 2023. Il s’agit d’une juridiction composée de 5 juges professionnels, sans jury populaire contrairement aux cours d’assises. Expérimentée depuis 2019 dans plusieurs départements français avec des résultats mitigés, cette cour a vocation à juger en première instance des crimes punis de quinze à vingt ans de réclusion. Sa mise en place a pour objectif affiché de désengorger les cours d'assises surchargées, dont les délais d'audiencement sont excessifs.

Il s’agit également d’éviter la correctionnalisation des viols, c’est-à-dire qu’ils soient jugés comme de simples agressions sexuelles devant un tribunal correctionnel.

Deux dossiers de viols seront jugés du 22 au 25 mai 2023 par cette nouvelle cour criminelle, dossiers qui sans cette réforme controversée auraient été jugés devant les assises.