Cadavre Exquis : Suzanne et le tableau
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Reprenez l’histoire là où elle s’est arrêtée et Imaginez, écrivez, et envoyez la suite à ram05@orange.fr avant 11h30 le jour suivant (cinquante à deux cents cinquante mots)
Depuis le tabouret en bois de la cuisine, elle regardait par la fenêtre. Cela faisait des mois, des années peut-être, qu’elle ne s’était pas assise sur ce tabouret là. Du reste, il était beaucoup trop inconfortable et mal situé pour que quiconque n’ait l’idée de s’y asseoir spontanément. En temps normal, il constituait plutôt un obstacle pour les personnes qui allaient et venaient de la table à manger à sa kitchenette, s’affairant, couverts et plats à la main, sans jamais avoir la moindre considération pour ce curieux petit tabouret récupéré dans la rue, un soir où les encombrants passaient dans son quartier. Perchée sur ce tabouret, elle semblait complètement absorbée par…
…le souvenir d’un regard. C’était celui d’une peinture, ou plutôt celui d’un homme installé dans une peinture.
C’était un ramoneur lui aussi assit sur un tabouret, à l’intérieur d’un tableau qu’elle avait vu au musée la veille. Elle s’y était rendue avec une amie, et c’était la pluie qui les avaient contraintes à rester l’après-midi entière à scruter les peintures. Elle avait consacré la plupart de ce séjour devant ce tableau, il lui semblait qu’il ne figurait pas dans la galerie qu’elle fréquentait pourtant régulièrement.
Mais le tabouret sur lequel trônait le ramoneur était fait de métal bon marché. Il avait deux de ses quatre pattes plus courtes pour tenir sur les toits inclinés de l’Ouest du pays. Ils étaient ainsi à cause du vent qui était réputé pour envoyer valser les ardoises à la moindre brise. Ce détail n’avait pas retenu son attention autant que le regard du jeune ramoneur. Il lui rappelait celui de …
… la personne la plus déconcertante qu’elle avait rencontrée à ce jour. Plus elle y pensait, plus le regard du ramoneur au tableau se mêlait à celui si étrange et volatile de Stanislav Kreminsky. Un homme sans âge, à la fois nouveau né et centenaire, qui avait brusquement fait irruption dans sa vie trois années auparavant et qui s’en était tout aussi rapidement volatilisé. Perdue dans cet étrange torpeur entre ces quatre yeux qui ne semblaient en être que deux, elle manqua de tomber du tabouret tant le DRING cinglant de la sonnette la fit bondir. Elle reprit ses esprits tenta de calmer son coeur et ses nerfs qui s’étaient emballés et alla ouvrir. Derrière la porte du studio, dans la pénombre du couloir éteint se tenait…
… personne ?
– Eh l’asperge, plus bas ! fit une voix un peu haut perchée. Suzanne se trouvait genoux à nez avec une personne de petite taille. Mais alors franchement petite ! Cinquante centimètres tout au plus.
– Bah, vous n’êtes pas confiné vous ? lui lança-t-elle, pas plus étonnée que ça.
– Tu débloques, on n’enferme pas Vladimir Popov comme ça, sur une simple déclaration. Là-dessus, le dénommé Vladimir Popov sortit une grappe de raison de la poche gauche de sa jaquette. Il semblait à Suzanne que ce manteau lui arrivait aux tibias, mais elle n’en était pas bien sûr de là-haut, car elle n’osait pas se pencher pour mieux discerner son visiteur dans l’obscurité. Ce dernier engloutit d’une bouchée la grappe de raisins avant d’en recracher d’un seule salve tous les pépins dans le bac à parapluie situé derrière Suzanne, avec une précision déconcertante.
– Je vais faire court ma vieille. C’est Stanislav Kreminsky qui m’envoie, et pas pour beurrer des sandwichs. Il te fait savoir que demain à 17h sans faute, il tient à ce que tu lui aies ramené son…
… portrait.
– Son portrait ? fit Suzanne l’air étonnée. Mais je n’ai pas de portrait de qui que ce soit ici ! Et puis c’est quoi ce bazar ? Vous débarquez chez moi comme ça pour me réclamer quelque chose que je n’ai pas et en dégradant mon magnifique bac à parapluie ! Non mais ça va pas la tête ?
Là dessus, Suzanne, excédée, lui referma la porte au nez. Enfin essaya. Vladimir avait mis son petit pied en travers du montant pour l’en empêcher.
– Tu ne t’en tireras pas comme ça ma vieille ! fit sa voix qui avait perdu le peu de jovialité qu’elle possédait auparavant. Je te signale qu’il t’a sauvé la vie.
En entendant cette déclaration, Suzanne, tremblante, écarta un petit peu le battant de la porte.
– Comment savez-vous cela ?
Peu importe comment je le sais. Ce qui compte, c’est que tu ailles récupérer son portrait au musée pour le lui rendre. Il y tient beaucoup, c’est un ancien ami à lui qui l’avait réalisé quand il avait récupéré ce job miteux de six mois pour ramoner des cheminées… Bref, je te laisse, puisque apparemment tu n’as plus envie de me voir ! Et n’oublie pas, demain 17h ! lui dit-il d’un ton menaçant avant de disparaître rapidement.
Epuisée par tout ce remue-ménage, Suzanne ferma la porte et se demanda tout d’un coup…
… « Mais où veut-il que je lui apporte ? ». Elle se précipita dans le couloir pour reprocher son manque de précision à son petit visiteur et essayer d’en apprendre plus sur cette mission improbable qu’il venait de lui confier, mais il avait déjà fondu dans l’obscurité.
Après avoir verrouillé sa porte à double tour et attrapé une tablette de chocolat dans l’un de ses placards, Suzanne s’assit dans son petit canapé, ses yeux fixant un point invisible au-delà du mur de son salon. Elle avait besoin de réfléchir, et réfléchir lui donnait faim. Était-ce vraiment Stanislav sur cette peinture ? Comment avait-elle atterri dans cette galerie ? Et surtout, d’où sortait ce Vladimir et pourquoi venait-il cracher dans son bac à parapluie à elle, un mercredi après-midi ? Ses pensées la ramenaient à sa rencontre avec Stanislav Kreminsky, trois années auparavant. Elle ne travaillait pas ce jour-là, Éric lui avait pour une fois accordé un jour de congé. Elle en avait profité pour se promener, pour prendre l’air et du bon temps. Ses pas l’avaient conduite devant l’un de ses cafés préférés, et ce n’est qu’à ce moment qu’elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié…
… de prendre ses clefs. Elle se trouvait bloquée à l’extérieur. C’était toujours préférable à être enfermée à l’intérieur. Il faisait beau, tout était léger, et après tout le propriétaire avait un double. Mais celui-ci était particulièrement désagréable. Tout en lui suintait le malaise, tout portait à l’éloignement. Plus que tout, elle ne supportait pas ses yeux qui la regardaient sans jamais ciller. Un regard froid, observateur, calculateur.
Elle avait choisi de se laisser porter, privilégiant la légèreté du moment et s’était assise en terrasse. Elle se souvenait, d’une façon sensuelle, de ce plaisir d’observer et de sentir. Elle revoyait les détails, les oiseaux chassant les miettes des goûters tombés à terre, les couleurs tristes ou gaies des passants, la tenue raide d’un de ses voisins. En cet instant, elle avait oublié les clefs et la suite. Puis après avoir soigneusement choisi ses mots, elle avait téléphoné au propriétaire. Ils s’étaient accordés sur une heure. Elle se remémorait la lenteur de ses pas rentrant au studio. Ils s’étaient retrouvés devant l’immeuble, et le plaisir du temps passé s’était envolé à ce moment précis. Ils étaient montés, il avait ouvert la porte, l’avait regardée, et tout s’était accéléré.
La bousculade, elle à terre, un homme raide devant elle, lui disant…
… « Stanislav, pour vous servir » . Un grand gaillard avec une fière allure et un sourire malicieux avait tendu la main à Suzanne pour l’aider à se relever, en enjambant le propriétaire qui gisait face contre terre en poussant de petits grognements. « Vous l’avez échappé belle, ce type est un vrai muffle, il vous aurait littéralement cassée en deux »
Ainsi, elle avait fait la rencontre de Stanislav Kreminsky. S’en était suivie une histoire digne d’un roadmovie à la Bonnie and Clyde, où tous les deux avaient silloné la France à moto, accompagnés d’une bande de joyeux loubards. Trois mois durant, elle s’était adonnée avec Stanislav et sa clique à un trafic peu commun mais fort lucratif. Stanislav était un peintre de génie, qui après s’être frotté plusieurs années aux galleristes et autres voyoux qui vivaient sur le dos des artistes, avait fini par trouver une activité bien plus stimulante. Aidé par sa troupe, il s’infiltrait de nuit dans les musées pour subtiliser des tableaux de valeurs et les remplacer par des reproductions qu’il réalisait sur place, en un temps record. Une fois ce larsin accompli, Stanislav revendait les trophées à de riches amateurs d’art qui le payaient grâcieusement. Quelque part, il gagnait sa croûte en reproduisant celles des autres, joignant ainsi l’utile à l’agréable.
Assise dans son canapé, sa plaque de chocolat toujours sur les genoux, Suzanne sourit en se remémorant ces souvenirs, avant de revenir dans l’instant présent. Cette histoire de portrait à récupérer avant demain soir, c’était incensé. Peut-être même était-ce complètement bidon. Mais elle ne manquerait pas cette occasion de…
revoir Stanislav. Elle avait toujours regretté la manière dont ils s’étaient quittés. La police aux trousses, le groupe de joyeux malfaiteurs s’était séparé dans la précipitation sans prendre le temps de se dire adieu, et elle n’avait eu de nouvelles d’aucun de ses acolytes depuis.
Pas question de perdre une seconde. Elle devait livrer le tableau pour le lendemain à 17h30. Suzanne n’avait aucune idée de l’endroit où elle pourrait retrouver son ancien compère, mais il serait toujours temps de s’en inquiéter plus tard. Pour l’instant la nuit était déjà tombée, elle avait juste le temps de s’organiser et de filer au musée. Ce fut beaucoup moins amusant que ce qu’elle espérait. Elle redoutait d’avoir perdu la main et n’avait pas réussi à retrouver tous ses outils fétiches dans ses placards, mais malgré tout « l’opération ramoneur » se révéla l’une des plus simples qu’elle ait jamais menée. Peut-être que l’annonce subite du confinement la veille avait perturbé l’organisation du service de sécurité, facilitant son entrée clandestine dans la galerie. C’est en affichant une mine un peu déçue face au cadre évidé qu’elle glissa la toile dans le tube qu’elle avait apporté. Elle réfléchissait à la suite des évènements tout en s’extrayant d’une fenêtre exigüe sur l’arrière du bâtiment, quant elle fut accueillie à l’extérieur par une volée de pépins de raisins en pleine figure. « Sacrebleu tu m’as fait perdre mon pari ! T’es plus balèze que je pensais la Suzanne ! » lui lança Vladimir Popov avant de…
… se curer les dents avec son index pour y déloger un ou deux pépins qui s’y étaient nichés.
« C’est Stan qui sera content ! Il nous parle de toi depuis des jours, il va p’t’être enfin changer de disque. »
Suzanne ne savait pas trop quoi répondre. Elle commençait à s’habituer aux manières de ce drôle de personnage, mais n’était pas bien sûre de comment entretenir la conversation.
« T’es pas bien causante. Bah reste pas plantée là ! Suis-moi, pas la peine d’attendre demain après-midi maintenant que t’as la toile. »
Ils déambulèrent dans les rues silencieuses de la ville, dont la vie nocturne avait bien changé ces derniers jours. Le trajet dura environ 5 grappes de raisins, et leurs pépins marquaient à présent le chemin reliant la galerie à la planque de Kreminsky, à la manière des cailloux de Petit Poucet.
« Vas-y, passe devant. » indiqua Vladimir à Suzanne, lui montrant une petite porte dans un couloir sombre qui sentait le renfermé.
Elle ouvrit doucement la porte, révélant une large pièce plongée dans l’obscurité. Curieuse, elle y fit un pas de plus, lorsque la lumière s’alluma soudain, dévoilant une dizaine de personnes coiffées de chapeaux pointus de fête, criant à tue-tête « Joyeux anniversaire ! » Figée par la surprise, et bientôt noyée sous les confettis, Suzanne affichait un visage déconcerté.
Stansilav s’approcha d’elle, et la prit dans ses bras pour l’accueillir. « Ça me fait vraiment plaisir de te revoir ! Et vu ta tête, je sais que tu n’oublieras pas cet anniversaire de sitôt ! »
Le reste de la soirée fut arrosé comme il se doit, agrémenté d’anecdotes et de souvenirs partagés, reliant Suzanne à son ancienne famille retrouvée.